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LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE
TOME XVIII
PARIS
3, EUE DE GRENELLE, 3 1922
A?
N25
APERÇU DE LA PSYCHANALYSE
Toute la saison dernière, Einstein a été, chez nous, furieusement à la mode. Philaminte et Bélise s'en sont donné à cœur joie. Elles ne vous tendaient point l'assiette de petits fours sans vous mettre en demeure de choisir entre la relativité généralisée et la relativité restreinte. Et des gens qui auraient eu beaucoup de peine à définir le carré d'un nombre vous disaient, d'un air désabusé : a Mainte- nant qu'Einstein a démontré que tout est relatif... »
Cet hiver-ci sera, je le crains, la saison Freud. Les « tendances refoulées » commencent à faire, dans les salons, quelque bruit. Les dames content leur dernier rêve, en caressant l'espoir qu'un interprète audacieux y va découvrir toutes sortes d'abominations. Un auteur dramatique dont je tairai le nom, a déjà — voyant poindre la vogue — trouvé le temps d'écrire et de faire refuser par plusieurs directeurs une ou deux pièces nettement freudiennes. Je lui conseille de les corser un peu et de les oifrir d'urgence au Grand-Guignol. Enfin les revues spéciales, après avoir, pendant vingt-cinq ans, omis de constater l'existence de Freud, se donnent le ridicule de le découvrir, de discuter hâtivement ses thèses, ou, ce qui est plus touchant, de les admettre comme la chose la plus naturelle du monde.
La niaiserie de tels engouements ne mériterait pas d'être signalée une fois de plus, s'il n'y avait là qu'un travers de la bonne société. Ces petits accès se renouvellent périodi- quement chez nous depuis trois siècles, à la manière des épidémies de grippe ; et cela tient moins, sans doute, au
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tempérament français en particulier qu'aux habitudes de la pensée mondaine de tout temps et de tout pays. Mais les gens du monde ne sont pas seuls en cause. Nos spécialistes, nos savants, nos informateurs qualifiés sont aujourd'hui comme hier beaucoup trop lents à s'apercevoir de ce qui se passe hors de chez nous '. Les uns pèchent par paresse, d'autres par suffisance, d'autres par mauvaise foi. S'ils avaient la fermeté de « tenir le coup » jusqu'à la fin, leur attitude ne manquerait pas d'une certaine élégance. Le mépris constant des « barbares » et de leurs inventions n'est pas ce qui séduit le moins dans la Grèce ou la Chine d'autrefois. Mais non. Un beau jour, ils Lâchent pied. Ils cèdent à la vogue, comme à une panique. Ils ont ignoré et dédaigné tout le temps qu'il y avait mérite à connaître et à estimer au juste prix. Leur aveuglement cesse soudain sur une sommation de l'opinion commune. L'Institut s'ébranle trois mois après Je sais tout.
La Nouvelle Revue Française, qui ne se pique d'être ni l'un ni l'autre, n'en a pas les obligations. Si elle parle aujourd'hui des travaux de Freud, ce n'est point pour les signaler à. ses lecteurs, qu'elle suppose déjà avertis, ni pour faire chorus avec les voix de la mode. Mais il vient de paraître en français la première traduction de Freud qui soit importante ^ Les honnêtes gens qui l'ont lue trouve- ront légitime qu'on s'occupe ici d'un ouvrage de cette valeur et de cette portée. Ceux qui ne l'ont pas lue penseront avec nous qu'il y aurait de l'affectation à attendre que Freud soit passé de mode pour parler de lui.
* *
L'ensemble des travaux de Freud et de son école a été groupé par Freud lui-même autour de la notion et sous
1. Et chez nous aussi, pourrais-je ajouter ; mais je veux être aimable, et c'est affaiblir les reproches que de les accumuler.
2. Introduction à la Psychanalyse. Trad. S. Jaakélévitch (Payot).
APERÇU DE LA PSYCHANALYSE 7
la rubrique de psychanalyse. Le mot « psychanalyse » veut dire : analyse du contenu psychique de l'être humain. Il peut sembler un équivalent prétentieux d' « analyse psycho- logique ». Mais ce dernier terme est devenu beaucoup trop fruste pour désigner quelque chose d'aussi neuf, en somme, et d'aussi complexe que la psychanalyse. Freud a donc eu pleinement raison de créer, ou d'adopté-', une expression neuve, qui est d'ailleurs le moins barbare possible.
En fait, le mot de psychanalyse se trouve aujourd'hui recouvrir quatre choses solidaires, mais distinctes : une méthode d'investigation propre à déceler le contenu de l'esprit ; une théorie étiologique des névroses ; une thé- rapeutique des névroses ; enfin une théorie psychologique générale.
* ♦ *
La psychanalyse, méthode d'investigation, ne se laisse pas aisément mettre en formules. Freud lui-même y réussit mal. Elle ne prend son intérêt, son originalité que dans l'application. Ce n'est pas une mauvaise note. En psycho- logie au moins, ce ne sont pas les méthodes qui s'exposent le plus brillamment qui sont les plus fécondes. Il y a même des méthodes dont la raison principale est de s'exposer, de fournir la matière d'un cours. Elles n'ont jamais servi à faire une seule découverte. Tout se passe entre l'écrivain et son papier, entre le conférencier et son auditoire. C'est de l'aviation d'appartement.
Je n'ai pas vu travailler les maîtres de la psychanalyse. Mais les rapports qu'ils nous donnent, les allusions même qu'ils font à leurs procédés laissent une impression favo- rable. Les gens qui ignorent tout de l'expérimentation psychologique — par exemple nombre de professionnels français de la psychologie et de la psychiatrie — ne peuvent manquer d'être mis en défiance. Tout cela leur semble bien fuyant, bien suspect. Les autres reconnaissent à plus d'un trait que Freud leur parle d'un pays où il est
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réellement allé. Nous aurons le temps de faire des réserves, de nous demander à quel point les « trouvailles » freu- diennes sont des « découvertes », de protester contre l'esprit aventureux de Freud. Mais ne lui disputons pas ce singu- lier mérite. La « matière psychique », il sait ce que c'est. Il l'a touchée, maniée ; il en a le sens. Il a, sur elle, moins des mots d'ingénieur que des mots d'ouvrier. Avant de le chicaner, que les ingénieurs aillent donc faire un an d'apprentissage.
L'expérimentation freudienne implique cette idée : l'obser- vation courante nous met en présence d'un aspect psycho- logique de l'être humain qui est composé ; composé au sens où l'on dit qu'un corps chimique est composé, mais aussi au sens que l'on dit qu'un visage est composé. Il s'agit donc d'une part de dégager des éléments, mais d'autre part de dissoudre une apparence mensongère et de vaincre les forces qui travaillent à la maintenir comme elles travaillèrent à la constituer. L'on voit bien que les deux tâches ne se confondent pas. Un composé chimique ne s'évertue pas à nous tromper sur sa composition. L'homme s'évertue à nous tromper et à se tromper sur lui-même, l'homme tel que Tout tait les conditions de la vie.
Or l'analyse traditionnelle a discerné cela beaucoup moins nettement que Freud. Trop souvent, elle accepte le moi tel qu'il se présente. Elle prétend bien dépasser la sur- face, atteindre les profondeurs cachées ; mais dans nombre de cas, elle se contente de fouiller le détail des apparences. Elle voit menu, ce qui n'est pas du tout la même chose que de voir profond. Il est clair qu'analyser jusqu'à l'inh- niment petit la couche superficielle d'un sol n'équivaut pas à un sondage géologique, fût-il grossier. Lors même qu'elle cherche les dessous, elle se laisse diriger par les indications voyantes de la surface. Elle ne soupçonne un gisement de fer que si les roches du dessus sont toutes rouillées, un de charbon, que si l'on piétine une poussière noire.
Si la surface d'un sol n'est trompeuse que par accident.
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celle d'une conscience l'est à la fois par accident et par arti- fice. D'où tant d'échecs et tant d'illusions de l'analyse tra- ditionnelle. La psychanalyse, avant de considérer le premier sens où le moi ' est composé (^coinme un corps chimique), con- sidère le second (composé comme un visage) et s'y attaque.
Deux voies d'accès à la vérité du moi, deux détours plu- tôt lui sont offerts.
D'une part, la sur\'eillance que le moi exerce sur lui- mêm.e, pour nous dérober ce qui se passe en lui, n'est pas toujours également stricte ni tendue. Il y a des moments et des formes de son activité où le moi laisse faiblir son système de défense, où, sans se livrer avec naïveté, il « se coupe », où ses mensonges — car il continue à mentir — paraissent « cousus de fil blanc ». Ainsi dans les actes man- ques et dans les rêves. Le type de l'acte manqué, c'est le lapsus. La psychologie traditionnelle, même quand elle se donne pour expérimentale, néglige l'étude du lapsus. Elle n'y voit qu'un « raté » de notre mécanisme, mental ou nerveux, qu'un accident, dépourvu de signification psycho- logique, dont une science vétilleuse pourrait s'amuser à rechercher les causes, mais qui ne tient pas plus à la vie profonde de l'esprit et ne nous renseigne pas mieux sur elle qu'une faute d'impression, explicable par la distraction ou la maladresse du typographe, ne tient à la pensée de l'auteur et ne nous aide à la pénétrer. La psychanalyse a eu le mérite de former cette hypothèse que le lapsus est <( un acte psychique complet ayant son but propre, une manifes- tation ayant son contenu et sa signification propres ». Plus généralement, l'acte manqué est un acte qui échappe au moi, c'est l'aveu d'une pensée, d'un sentiment, d'un désir secrets, aveu que le moi rattrape au plus vite et dont on est convenu de ne pas faire état dans l'ordinaire de la vie.
I. Le lecteur voudra bien admettre, pour la commodité du discours, que nous prenions ici les termes de moi, conscience, esprit... comme synonymes. Il s'agit, dans tous les cas, du contenu psychologique de letre humain, à tous les degrés de conscience et de personnalité.
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Muni de cette hypothèse, le psychanalyste s'attaque aux actes manques, que ses prédécesseurs lui ont abandonnés comme des scories négligeables, et nous devons reconnaître qu'il y fait quelques découvertes de prix. L'explication psychanalytique des actes manques est à la fois celle qui réussit le plus souvent et celle qui porte le plus loin. Donc, en bonne règle scientifique, c'est actuellement la meilleure. Voilà un premier résultat.
L'importance des rêves était plus aisée à apercevoir ; les études sur le rêve ont été nombreuses. Pourtant la psycho- logie ne s'est guère attachée au rêve qu'en lui prêtant les caractères d'une activité de résidu. Vous rêvez catastrophes parce que vous digérez mal, vo5'age au pôle, parce que votre couverture a glissé. Vous rêvez qu'on vous traîne en justice pour faillite frauduleuse, parce que vous vous êtes surmené la veille dans vos calculs de fin de mois. Expli- cations intéressantes, mais courtes. Le rêve n'y apparaît que comme une suite un peu morbide de l'activité diurne, ou que comme une déformation fantastique d'événements corporels des plus médiocres. Rien à tirer de là quant à l'histoire et à l'avenir de notre moi profond. Souvent même, l'explication se fait à moindres frais encore. On admet que, pendant le sommeil, les courants nerveux cir- culent dans le cerveau non plus suivant les voies systéma- tiques de l'action, mais suivant les liaisons fortuites que le repos laisse subsister — ou, pour parler un autre langage, que les images s'associent au petit bonheur. La ps3'^chana- lyse forme l'hypothèse, que le rêve est une activité psy- chologique complète, ou si l'on veut suffisante, c'est-à-dire qui trouve sa raison d'être en elle-même et qui, comme toute fonction définie de l'être vivant, doit s'expliquer autant par le but qu'elle poursuit que par les causes qui la déterminent. Le rêve constituerait pour nos tendances et pour les forces qui s'y développent une sorte à'issue ccnnplé- mcutaire. La vie réelle offre bien à nos tendances une issue, mais étroite, mais contrariée — parfois même barrée sévè-
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rement. Le désir ne s'apaise que dans l'action et n'est inof- fensif qu'à ce prix. Le rêve, par les fantômes d'action qu'il suscite, joue l'accomplissement du désir et désarme le désir. Donc, pour ce qui est de la recherche analytique, le rêve complète, corrige ou dément l'image de nous-même que notre vie réelle s'évertue à dessiner. L'interprétation correcte des rêves n'importe pas moins au psychanalyste que n'importait au moraliste d'autrefois qui peignait un « caractère » l'interprétation des actes et des attitudes. Mais si le moi qui rêve se surveille moins que le moi qui parle ou qui agit, il se surveille encore. Il nous présente un visage qui est, à sa façon, composé, qui l'est plus maladroitement, - certes, ou pour mieux dire, qui l'est plutôt avec une subti- lité capricieuse de sauvage qu'avec une froide maîtrise de civilisé. En particulier, si le rêve « avoue » beaucoup plus souvent que l'action diurne, il ne le fait guère qu'en lan- gage symbolique ; et nous savons quelle ingéniosité l'ima- gination la plus primitive dépense à créer des symboles. D'où les difficultés et les périls de l'interprétation des rêves. L'hypothèse même du symbole ouvre le champ à toutes les fantaisies de la conjecture. Au xix^ siècle, quelles diva- gations n'a pas autorisées le symbolisme des mythes ?
Qu'il s'agisse de donner un sens aux actes manques ou aux rêves, la psychanalyse garde une attitude qui n'est qu'à demi active et qui la rapproche des sciences critiques. Le psychanalyste fait penser au philologue qui cherche le texte véritable derrière les leçons des manuscrits, ou à l'historien qui essaye de rétablir un événement grâce à la confron- tation d'un certain nombre de mensonges diplomatiques, d'inscriptions tendancieuses et de témoignages suspects. Le savant n'a pas l'initiative des faits ; il se contente d'en tirer le meilleur parti.
L'autre voie d'investigation psychanalytique se rapproche davantage des méthodes expérimentales. Elle consiste en somme à provoquer des états de détente du moi, à multi- plier, par l'intervention de l'art, les moments où le moi se
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surveille le moins, compose le moins son visage. Une telle intervention se laisse concevoir de bien des manières, et la psychanalyse est à cet égard beaucoup moins audacieuse qu'elle n'en a la renommée. En particulier il semble que Freud, après avoir recueilli de Técole de Charcot et dans cette école même la notion d'hypnose n'en ait fait ensuite que l'usage le plus banal. On a le sentiment qu'il s'est con- duit, sur ce point, en disciple timoré, qui recommence le travail du maître avec plus de respect que d'invention et finit par se dégoûter d'un instrument de recherche dont il n'a su ni maîtriser l'emploi ni perfectionner le principe. La théorie des régimes de la conscience, née en France, et la technique expérimentale qui s'y rapporte, paraissent en cela plus avancées que la psychanalyse.
Ce qu'on peut appeler l'expérimentation psychanaly- tique n'est guère que la mise au point de pratiques cou- rantes comme Vinlerrogatoire. L'interrogatoire, sans doute, reste, entre des mains inexpertes, un outil grossier et de fai- ble rendement. Mené par un gendarme, l'interrogatoire ne sera qu'une alternance mécanique de questions inertes, vides de curiosité, et de réponses platement défensives. Mené à loisir par un juge d'instruction habile, il se com- plique et déjà se transforme. Les questions ont alors moins pour objet de provoquer une réponse directe que d'obli- ger l'esprit du patient à prendre certaines postures qui le découvrent, qui le mettent soudain hors des gardes qu'il a préparées. L'idéal, dans bien des cas, est même de réussir à dédancher un monologue, le plus long possible. Si l'accusé parle une heure de suite et si le juge n'est pas distrait, c'est le juge qui gagne. La vérité est comme « ramenée du fond » par le torrent des paroles. Il se peut qu'elle passe fugitivement et morceau par morceau. Ayex l'agilité de tout saisir. Mais contre l'interrogatoire du juge, le moi se tend de toute sa force. Toutes les résistances de k vie viennent épauler la conscience qui ment. Remplacez le juge par le confesseur. Le moi n'a plus à sauver la carcasse. Il
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ment encore, par l'effet d'une contraction invétérée, mais il n'y a plus de raison capitale pour qu'il ne cesse pas de mentir. Au contraire l'aveu, l'aveu profond, s'il est sollicité sans brusquerie, procure une détente délicieuse.
Le pouvoir analytique de la confession est limité, d'or- dinaire, par les soucis mêmes du confesseur. Le confesseur se préoccupe plus encore du bien des âmes que de leur vérité. Dans l'aveu, il cherche le repentir. Son interroga- toire est orienté vers l'absolution. Enfin il lui arrive de manquer de temps ou d'aptitudes. Le psychanaliste est un confesseur qui se donne tout le loisir nécessaire et qui s'in- terdit, au moins provisoirement, tout autre souci que celui de connaître. De plus il est guidé par des hypothèses spécu- latives, aidé parles diverses notions et habiletés spéciales du psychologue, du physiologiste et du psychiatre.
Il ne serait donc pas entièrement injuste de prétendre qu'il manque à la méthode d'investigation psychanalytique ce quelque chose de premier, d'irréductible, qui caractérise chacune des grandes méthodes de la science, chacune des grandes techniques de laboratoire et qui, sans doute, en explique la fécondité. Car l'on conçoit très bien qu'avant l'emploi du microscope ou de la coloration chimique des tissus, qu'avant l'emploi du télescope ou celui de la spec- troscopie, certaines découvertes aient été impossibles ; et l'on conçoit non moins bien comment l'introduction de ces procédés a rendu les mêmes découvertes inévitables. Or quand il s'agit des résultats de la psychanalyse, on hésite à prononcer le mot de découvertes. A coup sûr, plusieurs d'entre eux sont fort brillants. On se récrie d'admiration. Voici l'analyse d'un cas de jalousie qui éblouit par la vir- tuosité de l'enquête et qui étonne par les profondeurs qu'elle atteint. L'on pense à Racine, à Stendhal, à Dos- toïevsky. L'on se demande si pour la première fois les savants à lunettes ne sont pas allés plus loin que les poètes- dans la connaissance du cœur de l'homme. Mais ce n'est pas là ce que la science entend par une découverte. Ordre-
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de faits nouveau et constant ; rapport de faits nouveau et constant ; on, si l'on veut : nouvelle famille de faits, nou- velle loi des faits ; tels sont les deux aspects de la découverte scientifique. La psychanalyse nous apporte autre chose, que je me garde de dédaigner, que je tâche seulement de déli- miter: peut-être un succédané de l'intuition poétique; plus sûrement encore une connaissance aiguë des faits particu- liers, une science de l'individuel. Je sais bien que la théorie des actes manques et celle de la fonction des rêves peuvent passer pour la formule de rapports généraux. Je n'oublie pas que la psychanalyse comme théorie psychologique générale nous reste à examiner. Mais la généralité à quoi l'on pré- tend ainsi est plutôt celle des « vues générales » que celle de la découverte scientifique.
Bref, pour nous en tenir au point que nous traitions, la psychanalyse, comme procédé de recherche, a plus d'ana- logie encore avec les habitudes de l'érudit ou celles du litté- rateur qu'avec celles du savant. Elle semble relever de Varty au sens large du mot, plus encore que de la science. Le savoir-faire y a plus de prix que la méthode même. Et ce n'est pas tant de la méthode que semblent naître les trouvailles, que d'une heureuse rencontre entre la richesse occasion- nelle de la matière et le talent personnel du chercheur.
La psychanalyse, théorie étiologique des névroses, se ramène à l'hypothèse suivante : le symptôme névrotique est comme le rêve, comme l'acte manqué, une issue de secours aux tendances qui ne trouvent pas leur issue dans la vie réelle et normale. La vie de l'homme en société ne lui permet de réaliser qu'un certain nombre de ses désirs, de satisfaire qu'à une partie de ses tendances. La pensée de l'homme en société va plus loin : elle ne s'autorise même pas à prendre une conscience nette de celle de ses tendan- ces naturelles qui se heurtent le plus directement au veto social. D'où deux degrés de refoulement. Si je suis pauvre et
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si ma condition n'a aucune chance de s'améliorer, il n'est pas criminel mais il est absurde que ma pensée soit occu- pée d'automobiles et de châteaux ; je chasse tout cela de ma pensée active pour le refouler dans la région des rêve- ries et celle des. rêves nocturnes. Je me donne en rêve les automobiles et les châteaux que la vie s'obstine à me refuser. Mais si je désire le meurtre de mon frère, si je désire une union incestueuse, ce premier refoulement ne suffit pas. Je chasse mon désir plus loin, jusque dans la région de l'inconscient. Mêmes mes rêves nocturnes ne l'accueilleront que déguisé sous une forme symbolique.
Chez l'homme bien constitué, ce double refoulement fonctionne sans trop de peine. Les tendances refoulées se contentent de l'issue régulière que sont le rêve et la rêverie, •de l'issue étroite et fortuite qu'est l'acte manqué.
Mais il arrive que le travail incessant de refoulement -dépasse les forces du sujet. Le moi garde assez d'énergie pour empêcher la tendance de se satisfaire par l'acte, le meurtre ou l'inceste d'avoir lieu, mais non pour contenir la pression de la tendance avec le succès habituel. La tendance se donne une issue anormale, qui est le symptôme, sorte d'anévrisme psychique. Dans le symptôme, le moi névrosé joue, simule, sous des formes plus ou moins allégoriques, la satisfaction de son désir. La maladie devient un refuge où ie moi se dérobe à la tentation en feignant de lui céder.
Théorie d'une profondeur et d'une élégance admirables. Dans quelle mesure est-elle susceptible d'une démonstra- tion ? Par elle-même la matière s'y prête mal. Il faudrait iiéjà s'être mis d'accord sur la notion de névrose, sur les limites et sur le classement de cette famille d'affections. Les spécialistes n'ont pas l'air d'y réussir. Vues du dehors, leurs définitions et classifications n'inspirent aucune con- fiance. Celles que propose Freud n'ont guère meilleure mine.
Accordons aux spécialistes les moins suspects de par- tialité que la théorie freudienne rend compte d'un certain nombre de névroses, échoue à en expliquer beaucoup d'au-
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très et que dans tous les cas elle laisse subsister la princi- pale inconnue : pourquoi ce qui est rêve ou rêverie chez Pierre devient-il symptôme chez Paul ? Défaut con- génital ou acquis de résistance ? C'est un mot. L'explication
reste à trouver
* * *
La thérapeutique freudienne des névroses découle de la théorie étiologique. C'est l'aspect de la psychanalyse le plus fameux, et qui assura la vogue de la doctrine. Nous n'en dirons qu'un mot.
Puisque la cause du symptôme lui est connue, le ps)xha- nalyste peut espérer agir sur elle et supprimer radicalement le symptôme, au lieu de le masquer ou de le dériver comme se contentent de le faire les psychiatres.
A l'origine de la névrose, il y a le refoulement. Suppri- mons le refoulement, nous supprimerons la névrose. Mais la chose n'est pas si simple. Voici un névrosé dont le mal vient de ce qu'il désire secrètement tuer son père et épou- ser sa mère (ce que les freudiens appellent galamment l'Œdipe- complexe). On conçoit bien une ordonnance héroïque : « Tuez Votre père, puis épousez votre mère » (ce que nous pourrions appeler V Œdipe-cure^. La névrose primitive guérirait du coup. Mais le remède coûte morale- ment trop cher, et de plus le patient risquerait d'être saisi par une névrose de remords, d'un pronostic encore plus sombre que la première.
La psychanalyse ne peut donc recourir à ce traitement direct que dans les cas où la libération de la tendance ne menace pas trop gravement la morale, ni la société ; par exemple lorsqu'une éducation puritaine a détourné le sujet des jouissances les plus légitimes. Néanmoins, certaines ordonnances psychanalvtiques ont fait scandale, dit-on. Circonstance qui ne prouve rien ni pour ni contre Freud.
Dans les autres cas, le traitement s'appuie sur la vertu curativc des idées « claires et distinctes ». Si l'on préfère.
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le traitement ne supprime que le refoulement du second degré (de la conscience à l'inconscient), pour laisser subsister le refoulement du premier degré (de l'acte à la tendance) dont le moi, fût-il aft'aibli, reste capable.
La psychanalyse, traitement, use de la psychanalyse, méthode de recherche. Le malade est appelé à prendre conscience progressivement de l'origine et de la signification de ses symptômes. Il assiste, il participe à l'enquête dont son moi est l'objet. Il est guéri, quand la tendance coupa- ble est venue tout entière se déployer sous la lumière de la conscience. Il est guéri quand il sait.
Ce qu'il y a là-dedans de socratique et aussi de stoïcien (vertu curative de la définition, traitement des fantômes inté- rieurs) n'est pas pour déplaire. La psychanalyse reprend de vieilles traditions de sagesse. L'expérience millénaire de la •confession chrétienne et de son pouvoir de purgation psychique y ajoute encore de l'autorité.
Que cette thérapeutique puisse obtenir des succès déci- sifs et durables, tout ce que nous savons de la vie de l'es- prit nous incline à l'admettre. Mais les échecs, les succès précaires ne sont-ils pas plus nombreux ? C'est une ques- tion de statistique, plus facile à poser qu'à résoudre. La constitution névropathique, quand elle est bien établie chez un individu, ne se rit-elle pas de ce traitement qui reste en somme local et circonstanciel ? Ne produit-elle pas, avec une déplorable fécondité, des pousses toujours nouvelles de symptômes ? Voilà ce que je n'ai aucune qualité pour trancher, mais que nos spécialistes feront bien de débattre avec honnêteté d'esprit, sous peine de rester de vingt ans en arrière sur leurs confrères d'Europe.
La psychanalyse, théorie psychologique générale, a des ambitions trop vastes pour que nous songions même à les exposer dans les limites de. cet article. C'est d'ailleurs là <que commencent les aventures. C'est là aussi que les
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essayistes de tout poil, les informateurs et déformateurs de tout rang trouveront l'aliment le plus facile. Je m'en vou- drais de rogner leur part.
Nous avons fait assez d'éloges à Freud pour nous per- mettre une remarque qu'il peut à la rigueur prendre encore pour un éloge. Quand on le lit, il arrive qu'on pense à Darwin ; il arrive aussi qu'on pense à Spencer et même à René Quinton. Je veux dire qu'entre deux idées desavant, il n'hésite pas à jeter une de ces « vues brillantes » qui témoignent, à coup sûr, d'une grande activité de pensée, qu'on a envie de déclarer « géniales », mais qu'on ne range pas ensuite dans le même coin de l'esprit que la bonne monnaie scientifique. Ce sont valeurs fiduciaires, liées au sort de la banque d'émission.
Je sais tout comme un autre apprécier ce qu'a de piquant, d'excitant, l'idée que V angoisse, banale ou névrotique, a pour origine chez l'homme l'impression d'étouffementqu'éprouve le nouveau-né en sortant du ventre de sa mère. Loin de railler, je dis même que c'estune grande idée, une admirable intuition de poète. Je l'imagine très bien ramassée dans un verset de Tête d'Or. Mais je suis gêné qu'on fonde là-des- sus toute une théorie, presque toute une clinique de la névrose d'angoisse, et cette confusion des genres, qui se répète vingt fois, finit par me choquer.
Elle m'inquiète aussi quant à la solidité de la théorie générale. La réduction de l'activité psychique à la libido, le pansexualisme, ont-ils été dictés à Freud par l'expérience ? Ne sont-ce pas plutôt des « vues brillantes », que l'expé- rience est par elle-même hors d'état de vérifier ? des « dadas » philosophiques qu'il serait plus loyal de présenter comme tels ?
La thèse est simple. Toute notre activité psychique, normale ou anormale, se ramène au jeu des tendances ; et toutes les tendances se ramènent, en fin d'analyse, à la tendance sexuelle, ou libido. La tendance sexuelle ne se con- fond pas avec l'impulsion génitale, car elle n'est pas liée
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comme celle-ci à la fonction des organes reproducteurs. Il faut entendre en somme par libido Tappétit général de l'être vivant pour la jouissance charnelle. Tous ses organes, au moins dans le principe, sont capables de la lui procurer. Mais pourquoi considérer comme sexuelle une tendance de cette généralité ? Pour deux raisons, l'une d'ordre logique, l'autre de chronologie. Si nous cherchons ce qu'il y a de commun et d'essentiel à toutes les formes du plaisir de la chair, c'est dans la jouissance spécialement sexuelle que nous le trouvons au plus haut point de concentration et de pureté. En d'autres termes un plaisir de la chair est plaisir par ce qu'il a de commun avec le plaisir dit sexuel. Le lan- gage en témoigne ; lorsqu'on parle des « jouissances de la chair », des « plaisirs du corps », sans spécifier, on reconnaît si bien le caractère éminent du plaisir sexuel qu'en fait on n'a voulu désigner que lui. La seconde raison est que, dans le développement de l'individu, la libido d'abord diffuse se ramasse peu à peu, se condense, au point de ne déborder qu'à peine, chez l'adulte normal, les limites de l'activité spécialement sexuelle et la fonction des organes génitaux.
La théorie freudienne des perversions sexuelles n'est pas la conclusion la moins ingénieuse qui se tire de ces prin- cipes. Toute perversion sexuelle provient d'un arrêt de développement de la libido ; car dans toute perversion de ce genre la libido déborde avec excès la fonction propre- ment génitale, ne réussit pas à s'y condenser ou même ne réussit pas à s'y rattacher. Tous les pervertis sont frappés d'infantilisme psychique. Ce sont de « grands enfants ». Leurs pratiques « monstrueuses », leurs états passionnels, si odieux à l'adulte normal, ne font que perpétuer ou que retrouver les émotions troubles et les jeux secrets de l'âge si mal appelé « innocent ». Ici Freud porte à la fameuse « pureté de l'enfance » un coup dont je crains fort qu'elle ne se relève jamais. Car il n'a pas pour lui que l'appareil de sa théorie. L'expérience est incontestablement de son côté. Vérité déplaisante ? peut-être ; dangereuse ? je ne le
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pense pas. Les grandes époques, les époques d'affirmation sereine, de civilisation bien construite, ont toutes cherché l'idéal de l'homme dans Tadulte normal. Ce sont les époques inquiètes et menteuses qui ont feint d'adorer chez l'enfant le meilleur de l'homme. « Ces anges ! » dit Tartufe.
Mais les fonctions supérieures de la vie humaine, qu'en fait-on ? Freud admet, après bien d'autres, une suhlitnaiion des tendances. Et s'il ne célèbre pas comme il convient le miracle de la société, il en aperçoit du moins les plus visi- bles effets. Chez l'homme social, la libido, traquée, se métamorphose. Elle nourrit, de son ardeur animale, les magnifiques travaux de l'esprit.
Et c'est ainsi que la doctrine freudienne, si occupée du moi, si favorable, dans son principe ou dans son appa- rence, à l'exaspération de la conscience individuelle et à un renouveau de l'individualisme, pourrait bien en fin de compte apporter sa pierre à la déification du groupe humain. De l'animal au dieu. Freud a travaillé sur l'animal. Il n'a pas travaillé pour lui.
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Dans les pages qui précèdent, je me suis contenté d'ex- poser, et sommairement. Quand il m'est arrivé de faire une critique, je ne l'ai pas poussée à fond. Je n'ai pas cherché davantage à montrer tout ce que Freud doit à d'autres, tout ce que la psychanalyse donne volontiers pour des nouveautés prodigieuses, mais qui n'est que l'appro- priation, la mise au point ou la mise en système de con- naissances depuis longtemps acquises. Le meilleur moyen d'apercevoir l'originalité d'une doctrine, c'est de commencer par l'admettre. La meilleure condition pour juger, c'est d'avoir compris. Nous autres Français, nous avons, en l'espèce, mille raisons de résister à l'engouement et de gar- der notre calme; mais nous n'aurions aucune excuse de ne pas comprendre.
JULES RO.MAINS
FIL DE RÊVE
Dans vos souvenirs Quels amants couchés ? Pour vos avenirs Quels songes clichés ?
Un lointain décor Durci d'Apennins, Un nègre, des nains Qui sonnent du cor.
Un doigt qui ternit La moire d''un lac. Deux œufs dans un nid Vos seins au hamac.
Vif printemps niçois. Carnaval moqueur. Bel été soi-soi. Passé cœur à cœur.
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La lune frangeant Une mer d'épis. Mois amers, dépits, La question d'argent.
Freins. Arrêt. Hôtel Tsigane et porto. Quel joli manteau La petite Untel !
A ces cadres, qui 1 La princesse Esther, Et Poniatoiuski Sautant dans l'Elster.
Le port et la nuit. Trois œillets aimés. Un verre qui luit. Un pas qui bruit. Et puis tout s'enfuit. Plus rien. Vous dorme^.
JEAN PELLERIN
LE JEUDI DE BAGATELLE
Divis la plaine de Bagatelle, où les écoliers du jeudi jouent au ballon. La fin d'octobre. Après la guerre.
Moi, arrivant. — C'est terrible, mon cher abbé ! C'est une provocation ! Toute cette plaine est aux mains des hommes noirs.
L'abbé. — Je ne sais quel hasard, ou quelle convention tacite, livre chaque jeudi en entier ce grand terrain de Bagatelle aux seules maisons d'éducation catholique. On me dit que le recrutement des équipes de ballon est aujourd'hui assez difficile dans les lycées ; les élèves iraient le jeudi au dancing. Voici peut-être une demi- explication.
Moi. — J'aime ce lieu, j'aime ce lieu. Souvent^ lors- qu'un long matin je suis resté courbé sur ma table, le brusque besoin delà vie me prend, vif comme la colère ou la soif. Alors, en trois minutes, le frais petit tramway nous transporte, mon chien et moi, de Neuilly jusqu'à ce plein air : cette proximité du Bois me donne sans cesse ce qu'il me faut de temps perdu pour ne pas perdre ma vie. Je n'ai pas aperçu vos soutanes qu'aux visages des garçons qui s'acheminent j'ai reconnu de petits catholiques, comme on peut le faire encore, les dimanches matin, à la pous- sière des bancs de catéchisme sur leurs genoux nus. Avouons toutefois que j'avais davantage de mérite lorsque, à seize ans, je distinguais à leur tournure, dans mon collège, les élèves qui « faisaient » de l'anglais et ceux qui
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faisaient de l'allemand. O jeudi, gentil jour ! Le dimanche est vraiment le jour de la bêtise triomphante, le jour le plus bête de la semaine. Mais jeudi est le jour de la jeu- nesse. Si Jésus revenait sur la terre, il choisirait certaine- ment un jeudi pour y apparaître. Tenez, je l'imagine descendant ici, parmi vos petits joueurs defoot. Ils s'arrêtent de jouer, viennent autour de lui, enlèvent leurs casquettes ; ils ne sont pas du tout étonnés. Nous deux (et le bon chien), nous restons un peu en arrière, attendant qu'il nous fasse signe, cependant que je songe : « C'était donc
vrai ! »
L'abbé. — En avez-vous douté ?
Moi. — Auprès d'eux ? Vous me faites souvenir du mot que m'a dit un grand athée : « Il n'y a jamais que devant un enfant que je regrette de ne pas croire ».
L'abbé. ^ Ils exhalent le christianisme comme une odeur, et nous, leurs maîtres, nous en sommes pénétrés. Voyez celui-là, si gentiment mal habillé, avec un certain chic naturel et en même temps ce débraillé, le chic des enfants riches mais dont les parents ne s'occupent pas. Eh bien, il y a cinq minutes, quand la marchande était là, il a acheté des gâteaux, puis a fait la grimace en disant : « Oh, je ne les aime pas. Si lu les veux... » et les a offerts à un de ses camarades, qui est boursier comme orphelin de guerre. Et ce camarade, vous entendez bien, n'était pas sou ami, et il n'est pas vrai qu'il n'aimait pas ces gâteaux, car il a menti, si vous aviez vu,, d'un mal ! Cependant voilà un enfant que vous ne voyez ici qu'en raison d'une faveur. II devrait être à l'heure actuelle en retenue, pour s'être découpé un masque de bandit dans son feutre mou. iMais suis-je bien sûr qu'il ne soit pas plus presque moi de Jésus- Christ ?
Moi. — Il reçoit davantage de grâce, je le crois. Ce n'est pas par un hasard que le plus jeune des disciples est celui qui fut préféré. Ce choix a un sens général très clair.
Charmide aussi avait seize ans, et Lysis. Rien d'éton-
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nant pour ceux qui croient à la mission divine du peuple grec.
L'abbé. — Je ne suis pas de ceux-là, je l'avoue.
Moi. — Admirez alors la rencontre des deux grandes sagesses qui sont restées la substance de notre vie morale. L'une, en propres termes, nous a proposé comme modèle les enfants ; l'autre a été versée dans des garçons qui, de nos jours, n'auraient pas encore passé leur bachot.
Il y a un signe sur la jeunesse.
L'abbé. — Retenez un peu les rênes, je vous prie. Je crains, voyez-vous, que vous ne travailliez à l'avènement d'un nouveau mal social — Vadohscentisme si vous voulez, ou \q juvémUsiue, concurrent du féminisme et dans le fond opposé à lui, — mal que provoquerait vite une conception du monde où la jeunesse est considérée comme tabou, le fait d'être mineur comme une preuve suffisante que l'on a raison, et l'âme d'un écolier de treize ans comme la plus riche et la plus importante dans la succession des âges : paradoxe qui trouve une complicité secrète dans l'anarchie intellectuelle de notre époque, mais que le bon sens rejette. D'autre part, je sais la formule que vous proposez froide- ment aux prêtres éducateurs : celle de créer de la crise chez les jeunes garçons « de treize à dix-sept ans » qui leur sont confiés ! — Tout cela me paraît réclamer quelque lumière. Mais entendons-nous, pas de fulgurations !
Moi. — Eh bien, soit. Je vous donnerai ce que je puis. Un dieu nous a préparé cette minute. De sentir à côté de nous ces êtres, il me semble que nous ne pourrons penser que justement, ou tout au moins proprement. Je suis sûr que Socrate n'aurait pas eu le désir de la vérité, s'il n'y avait eu autour de lui des âmes qu'il aimait, c'est- à-dire dont la seule existence engendrait en lui ce désir. Comme lui, nous voici au milieu des Jeux, à quelques stades de la cité, sans manquer même d'un nouvel Illissus que nous voyons scintiller derrière ces arbres. Et nous aurons sur lui cet avantage de n'être pas distraits par les
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jeux, car il fiiut que je vous fasse tout de suite, mon cher abbé, pour être plus libre, une remarque qui me fait gros sur le cœur : je veux dire que vos enfants sont bien gen- tils, mais jouent bien mal. Savez-vous qu'ils n'ont pas la première notion de ce qu'est le foot-ball ? Enfin, je leur pardonne, à cause de ces deux qui causaient tout à l'heure pendant la mi-temps, les souliers lourds, les genoux cou- vers de boue, mâchant du chewing-gum et tels en tout que de gracieux petits butors. J'ai prêté l'oreille et j'ai entendu : « Virgile... » — O Virgile, le tilleul de Saint-Dié, qui a fleuri neuf cents mois de mai, me touche moins fort que vous refleurissant à chaque automne sur les lèvres d'une nouvelle génération d'enfants.
L'importance de l'adolescent, elle, ne me semble pas tant relative à nous. Un des contacts est perdu entre lui et l'inconnaissable. A la raison enfantine succède une folie qu'on nommerait justement morhus sacer : mots qui disent et la maladie et sa nature, mais aussi le respect que nous lui devons. Et c'est alors pour la destinée même du jeune homme que ce qui va se passer est surtout grave.
Treize ans ! Balzac a écrit : « La femme de quarante ans »^ donnant à cet âge un visage sans égal. L'âge de treize ans chez les garçons me semble aussi à part, aussi nettement distinct des douze et des quatorze ans, et bien que je n'aie trouvé cette observation dans nul des plus subtils traités de psychologie et de physiologie que j'ai lus touchant la jeunesse, je persiste à croire à la très franche spécialité de cet âge. Brève année éclatante ! Séncque dit que la splendeur de l'enfance paraît surtout à sa fin, comme les pommes ne sont jamais meilleures que lorsqu'elles commencent à passer. A treize ans, l'enfance jette son feu avant de s'éteindre. Elle traverse de ses dernières intuitions les premières réflexions de l'adolescence. L'intelligence est sortie de la puérilité, sans que l'obscurcissent encore les vapeurs de la vie pathétique qui va se déchaîner dans quel-
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-qnes mois. Avant de s'en aller pour sept ans dans de ver- tigineuses oscillations, l'être se repose une minute en un merveilleux et émouvant équilibre. Jamais cet esprit n'aura plus de souplesse, plus de mémoire, plus de rapidité à concevoir et à comprendre, jamais ces dons ne se mon- treront plus dépouillés. Il n'est rien qu'on ne puisse deman- der à un garçon de treize ans. Dans tous les collèges, la classe •de troisième est une grande classe, de toutes la plus apte à de remarquables réalisations ; élèves de treize et de quatorze ans, ses éléments s'y complètent les uns les autres, les premiers ayant la supériorité intellectuelle sur les seconds, les seconds la supériorité affective. Et puis on rentre en Humanités. ■Quelque chose est mort. Quelque chose commence.
La tension douloureuse de cette époque qui commence, ■ce triste état pourtant pas nécessaire, si remédiable, si allé- geable, les méprises que multiplie l'endémique maladresse, le génie d'irriter avec cette intolérance sans force, de se faire mal juger avec cette gaucherie de parole, l'incapacité -d'être brefs, les efforts sans proportion, les achoppements sur des choses aplanies depuis des siècles, le faible orgueil (de quoi ? de quoi ?), l'âpreté et l'imprudence nées de la totale impuissance, le vain don de soi et la vaine candeur ■et la chevalerie pas reconnue, pas aidée, et tout ce qu'en- traîne de misères la poursuite non de la qualité mais du nombre, et tout ce que trois mille ans de pensée, effleurés «n dix mois, peuvent mettre de louvoiements perdus autour des faux visages de la vie... ah! je le sais bien, disons-le tout de suite, qu'il y a un virus qui infirme chaque pensée, chaque sentiment, chaque geste de cet âge. Et cependant, infirmes, ils n'en demeurent pas moins ks premiers, avec ce que comporte de puissance tyran- nique, dans la vie morale, le droit du premier occupant. « Illusion ! Mirage du souvenir ! Ne voyez-vous pas que •c'est un mauvais fanal sur la berge ? » Possible ! mais il allonge dans le fleuve une colonne éblouissante. Le reflet éclaire la nuit, pas le feu.
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L'Ancien a dit en d'autres termes : « Le vase conserve toujours l'odeur du premier vin qu'on y versa. » Inutile, je crois, d'insister. Ce terrain est solidement conquis.
L'abbé. — Permettez-moi une parenthèse. Vous avez dit : « Cet état pas nécessaire... » Mais enfin il est dans la nature. Votre chien aussi a eu la maladie quand il était jeune. Chacun de nous, cinq années de l'existence, doit revêtir cette tunique de Nessus qu'est pour lui la robe prétexte.
Moi. — Est-ce bien sûr ? Si peu que varient les condi- tions où grandit un adolescent, l'intensité de sa crise varie avec elles. Observez le garçon du peuple, l'apprenti, sans même aller plus loin que l'apparence, si révélatrice à cet âge. Il a encore la gravité de l'enfant, déjà le calme de l'homme qui a atteint sa force. Ni les disloquements, ni les gaucheries de nos collégiens ; souvent l'air, auprès d'eux, d'être d'une race supérieure ; il n'est pas (cette indi- cation physiologique a son prix) il n'est pas jusqu'à l'impureté de teint, si fréquente dans notre âge ingrat, qui à lui ne soit épargnée. La liberté de vie, le défaut de mau- vaise science, la simplicité de l'instruction sexuelle ont fait tout cela. Un échelon social plus haut, le fils du petit employé, qui fréquente l'école professionnelle, a déjà pris l'âcreté de notre adolescence bourgeoise. Croyez-moi. Il n'y a crise que par le malentendu entre l'être et ce monde ignoré que son désir et sa peur défigurent. Rapprochez-le doucement, ce monde, avec les divinations de la sympathie et de Tintelligence, votre crise passera comme une lettre à la poste. Je vous jure que mon fils à venir ne connaîtra de souffrance, ces jours-là, que la bonne souffrance : celle que je lui laisserai comme un instrument de sa vertu.
Or, nous voici arrivés tout naturellement dans une des raisons qui me justifient (je réponds toujours à votre pre- mière objection) : on ne dirigera jamais trop de lumière sur une àmc, lorsque, à cette heure où la plus dure tait secrètement le signal de détresse, son trouble génie parvient
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à provoquer un divorce auprès duquel celui des époux paraît dans l'ordre : le divorce entre le garçon et ses parents.
De ceci je parle avec une grande indépendance. Je n'ai eu qu'à me louer de mon père, et ma mère, très jeune d'âge, plus jeune ejicore de nature, me fit libre avec elle comme une sœur. Je n'ai pas là-dessus d'expérience per- sonnelle. Mais j'ai vu et j'ai entendu. J'ai reçu quelques confidences. Elles m'assurent dans la conviction qu'en cette matière ce que je devinais confusément est bien au-dessous de la réalité.
Des hommes me parlent. Ils ont vingt-cinq, trente-cinq, quarante ans. Ils en avaient quatorze le jour où la vie, en ricanant, a levé le masque. La Gorgone ! et ils la croyaient Ange ! Efi"royable apparition devant laquelle j'ai vu des gar- çons décomposés comme devant un spectre, du soir au len- demain le sang tourné, avec la fièvre et des vomissements. Mais je m'abuse ; vous êtes là-dessus plus savant que moi ; il me faudrait, pour vous instruire, vous raconter dans le détail les drames dont ces hommes m'ont fait le récit. Et voici que toujours, lorsqu'ils ont parlé : « Expliquez-moi maintenant, finissent-ils par me dire, comment mon père, ma mère, qui m'aimaient pourtant, n'ont rien vu, rien compris. Mes silences, mes rougeurs, mes larmes qu'à table je ne pouvais retenir, ma porte fermée à la clef, les sou- daines plongées au lit sans être malade, tout mon visage à l'âge où le visage change si l'on a seulement ^m/ât résolution d'être meilleur, ils n'ont rien aperçu, rien soupçonné dans le fils de leur sang, qui vivait sous leur toit, eux qui lisaient des romans ! qui allaient au théâtre ! Ah ! expliquez-moi cette monstruosité ». J'ai alors envie de leur répondre: « Vous dites qu'ils vous aimaient. Dites plutôt qu'ils ne vous aimaient pas assez. »
La puberté, on l'a dit, est une seconde naissance. L'avè- nement de l'âge d'homme en est une troisième. Chacune de ces naissances est aussi une mort : grande loi qui ne régit pas que les êtres. Si vous craignez un abus de mots à
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dire, avec moi, qu'à l'avènement de l'âge d'homme il y a mort de l'âme (on m'a fait cette plaisanterie : « Quoi ! Un catholique ! Parler de la mort de l'âme ! ») dites qu'il y a disparition de l'activité intérieure.
Si vous eussiez pris un instantané de la famille^ il y a un ou deux ans, quand le garçon était encore enfant, vous eus- siez vu la mère plongée dans le journal de modes ou les comptes de. cuisine, le père dans la cote de la Bourse ou un succédané de la Vie Parisienne ; en ce même instant, leur tils, qui les regarde^ a dans son cartable César et Tacite ; dans la vaste maisonnée, il est le seul à avoir notion qu'il y ait une civilisation de l'esprit. Aujourd'hui, adolescent, la situation est la même, mais au lieu d'un livre dans un car- table, c'est un feu qu'il a dans sa poitrine. Quand le fils se déchire et fait son feu, le père est tout abruti par le ralen- tissement, l'engourdissement et l'opacité de la vie. La pauvre mère, n'en parlons pas. Il est naturel qu'elle ne comprenne rien à ces histoires de garçons ; qu'elle veuille parler, gué- rir, nox nocti indicai scieniiam, c'est la nuit qui enseigne à la nuit '. La mère, qui aimait l'enfant câlineur, lui en veut de n'être plus assez faible, alors qu'il ne l'a jamais tant été. Le père, que martèle la lutte sociale^ lui en veut d'être trop faible devant un invisible qui ne menace jamais de se mettre en chiffres. Assez souvent une maladresse, une disgrâce phvsique se sont ajoutées à son empôtrement moral. Mille raisons refroidissent autour de lui une tendresse qui, chez des natures frustes, peut aller jusqu'à se tourner en aver- sion. Aimât-on dans le fond quelqu'un, s'il vous agace,, impuissant sera l'amour à survivre à des irritations de nerfs. Le fils rendra plus tard au père, en rudoiements parce que le vieillard tousse, les rebuts qu'il a reçus de lui à quinze ans, parce qu'il avait l'air niais.
Ce garçon repoussé développe son pouvoir de silence ;
I. (La mère)... « Son intervention est souvent plus nuisible que ne l'eût été son abstention complète ». Herbert Spencer, De VEducation..
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le silence est une des conquêtes de la quatorzième année. Effrayant silence de cet âge, tellement universel, tel- lement régulier que lorsque vous verrez côte à côte un gar- çon et un homme dans la rue, s'ils ne s'adressent pas la parole, il suffit : vous savez que c'est le père et le fils. O mornes promenades du dimanche, jamais connues de moi, mais tant de fois rencontrées : le père et la mère et loin d'eux, se traînant, le plus loin possible, comme physique- ment répugné par leur vue, leur fils au visage éteint qu'ils- abandonnent et qui les a en horreur. Il fait sa vie et les en exclue. Lycéen, il la fait dans le monde extérieur, élève d'un collège religieux, il la fera le plus souvent à l'intérieur du collège même, parce que ce collège a l'âme envahis- sante. Désormais c'est le collège qui devra contenir, perfas et nef as, tout ce qui va naître de lui. C'est pourquoi, dans telle de ces maisons, j'ai vu bien des élèves sangloter à l'ar- rivée des grandes vacances. C'étaient les mêmes qui pleu- raient à la rentrée quand ils avaient dix ans.
Ah ! ne disons pas, comme vous le disiez tout à l'heure pour l'âge ingrat, que nous sommes dans une loi de la nature. Lâche refus d'agir, voilà ce que je vois dans ces sortes de « lois » là. Quoi que j'aie dans le cœur, le mot de bonté est un mot que je ne prononce jamais ; ce n'est pas pour aimer le voir sur les murs. Eh bien, cependant, quand je passe avenue de la Motte Picquet devant ce dis- pensaire qui affiche en grosses lettres : « Soyez bons pour la jeunesse », je songe qu'il suffirait de cette bonté, avec dedans ce qu'il faut d'intelligence pour que tout vaille, et caduque serait votre loi de la nature !
L'abbé. — Une bonté qui guérit en « créant de la crise » ! Car c'est cela que vous proposez aux prêtres éducateurs. Vous vous souvenez que c'est le second point sur lequel je voulais vous interroger. Et je ne l'accorde pas du tout avec ce que vous venez de dire d'une crise qui m'a l'air de pou- voir se passer fort bien de cette création .
Moi. — Quand vous étiez petit, mon cher abbé, s'il
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VOUS était arrivé de vous arracher une peau à la naissance de l'ongle, ce qui pique ferme, d'instinct vous vous pin- ciez vigoureusement à un centimètre de la petite blessure, jusqu'à ce que cette nouvelle sensation surpassât l'autre ; ainsi votre souffrance, ne dépendant plus que de votre volonté, devenait une sorte de jeu et cessait de vous affliger. Comparaison qui n'est pas raison, je m'em- presse de le dire. Nous en avons de plus sérieuses pour justifier le fait de créer délibérément, dans certaines natures, une crise surnuméraire à la crise de l'adolescence.
L'abbé. — Je suis curieux de ces raisons.
Moi. — Laissez-moi d'abord vous poser une question. Vous, prêtres éducateurs, quel est votre devoir ?
L'abbé. — Faire de l'éducation chrétienne.
Moi. — Mais qu'est-ce qu'une éducation chrétienne ? Je vais vous dire ma pensée. Je crois que c'est celle qui donne pour toujours, avec la fraîcheur d'émotion devant les formes sensibles du catholicisme, un tact spontané à reconnaître, dans l'extrême complexité du monde, l'acte ou le senti- ment qui est selon son génie. Génie tout caché, subtil sys- tème de prohibitions et de tolérances — règles absolues et sans appel, règles souffrant l'infraction, infractions à la let- tre, qui ne le sont pas à l'esprit — l'hérédité et l'amour même ne suffiraient pas à vous les découvrir. Il y faut tout un jeu inconscient de réactions et de déclics réflexes, que seule peut créer l'habitude personnelle: une seconde nature autonome, tellement profonde qu'elle se passerait des pra- tiques, et au besoin se passerait de la foi.
L'abbé. — Oh oh !
Moi. — Mon Dieu, oui, je ne crois pas que le don de la foi soit, en fait, un sine ijua non de l'éducation catholique. Sur dix hommes cultivés, qui ont des réactions catholiques et même sont pratiquants, combien, dans un sentiment pur de bravade, d'honneur, etc.. mettraient leur main au feu que la Trinité comporte trois personnes ? Ils agissent en tout comme si ce dogme et les autres étaient vrais ;
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dans le fond ils n'ont qu'une espérance et — X'^^^"' x-.vS'jvoç — un beau risque. Ces hommes sont le corps du christia- nisme, ils le soutiennent, ils le propagent, dans une grande mesure ils le vivent, — de bonne foi, sans la foi.
L'abbé. — Paradoxe !
Mol — Paradoxe, certes. Mais boutade ? Aussi bien laissons cela, qui n'est ici nullement nécessaire. Cette réserve faite, vous paraît-il que j'ai défini justement le but de l'éducation catholique ?
L'abbé. — Cela me paraît.
Mol — Voici donc, en face de vous, ce but. Sous vous, une matière vierge, malléable, où tout va marquer et parfois à jamais. Et vous enfin, prêtre, avec tout pouvoir.
L'abbé. — Si les parents vous entendaient !
Mol — Eh bien ? Ils auraient mis leur fils au lycée, s'il ne fallait que lui faire réciter des leçons. Ils le mettent chez vous pour qu'on exerce sur lui une influence, avec tout ce que cette chose comporte de risques. Dans le cas où ils le mettent là, comme autre part, simplement pour qu'on ne le voie plus, eux-mêmes conviennent tacitement qu'ils renoncent à tenir leur rôle.
L'abbé. — Tout en en gardant jalousement les préroga- tives. Mais continuez...
Mol — Quel est le meilleur moyen pour atteindre ce but, avec cette matière ?
Si vous versez de l'huile sur de l'eau, sans plus faire, elles ne se mêleront pas. Si vous voulez que l'eau s'im- prègne, il faut battre. Si vous voulez que Dieu imprègne les âmes, quand Dieu est là tout autour, dense et délié comme il ne le sera jamais plus, battez les âmes.
Il est bien entendu que je ne vous parle ici que de can- didats à la vie raisonnable, et qu'il ne s'agit que de l'édu- cation des garçons. Il y aurait imprudence à livrer des filles à une vie sensible qui plus tard ne doit pas avoir de con- trepoids.
L'abbé. — Battre les âmes ! Dites le donc carrément,.
î
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VOUS croyez que Dieu pêche mieux en eau trouble. Après tout : Ciim infirmer, tune pofens sum ; nous sommes dans la phrase de saint Paul.
Mol — Vous l'avez dit cent fois : au collège ils doivent vivre leur religion. Primum vivere, d'abord vivre ; vous n'êtes pas des boîtes à bachot. Mais n'embrassiez-vous pas complètement ce que contenait ce terrible verbe que vous avanciez là : vivre ? Il ne faut pas qu'ils sortent de vos mains sans que tous leurs mécanismes, sans exception, aient fonctionné catholiquement, de peur que celui que vous aurez laissé inerte, s'il entre en action après vous, ne brouille tout parce qu'il n'aura pas reçu votre inflexion.- Ne dites pas qu'un directeur dirige, c'est-à-dire agit unique- ment sur ce qui existe déjà ; si vous vouliez ne pas susci- ter, il faudrait vous faire ombre, ombre immobile, et sourde, et muette, et cette ombre susciterait encore. -L'abbé. — Faire fonctionner un mécanisme avant son heure, c'est exactement de la prématuration. Il n'est pas un éducateur qui ne s'élève contre !
Mol — Comment douter que soit un bienfait cette royale avance sur les autres que vous leur donnez en leur apprenant à souffrir ! L'émotion précoce, qui hâte l'éveil de l'intelligence, l'infuse et l'aiguise pour des années. Abréger l'évolution d'un jeune être, c'est raccourcir le res- sort qui lance sa vie.
L'abbé. — En matière de don sensible, il me semble que déjà la pompe du culte, nos Fête-Dieu... . Moi. — Ah, de grâce, ne croyez pas qu'il suffise d'un souvenir d'encens ou de Fête-Dieu ; ce n'est jamais de cela que je parle ; on ne se fait pas ouvrir la porte avec un : « Vivent les sensations catholiques ! » Il faut que la vie ait été égorgée sur vous, et avoir été couvert de son sang, comme le néophyte dans le taurobole, pour être initié dans le mystère catholique. Pourquoi l'émotion religieuse, comme le constate une statistique célèbre, atteint-elle son maximum de fréquence chez l'homme pendant la puberté ?
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Le psychologue Stanley Hall vous répond qu'à partir de douze ans le sentiment religieux croît dans la mesure où croît l'amour ; et il établit douze correspondances entre ces deux sentiments. Vous me comprenez ? Nous entendons amour au second sens de Yamor latin, à savoir passion en général. Le génie mâle qui apparaît vers la douzième année, .avec son trop et son défaut, le monde créé ne suffit pas pour sa faim. Il se dérive en fureur de connaître, il se dérive en goût du sacrifice, il se dérive en tendresses, en rêves de gloire, en fous dons de soi ; épuisé le réel, il veut encore et saute chez les ombres ; il va à Dieu de toute l'espèce.
O combien j'aime mon Christ dans l'instant qu'il se res- suscite, quand il s'élance comme le désir, quand de sa bouche éclate le chant qui éteint les plus rauques trom- pettes :
Toute puissance m'est donnée dans le ciel et sur la terre ! t
Il dit que toute puissance... Sur la terre ! Dans le ciel ! Rendons les armes ; il nous écrase ; on ne lutte pas avec son orgueil. Mais on peut s'inspirer de sa violence, on peut devenir violents de la violence évangélique. Entendez-vous les voix dans cette plaine, tandis que les passants ricanent : « Potaches... » ? Une voix dit :. « Je ne suis pas digne, oh non, je ne suis pas digne. » Une voix dit : « J'ai besoin d'avoir confiance en vous ». Une voix dit : « Je voudrais donner ma vie pour toi ». Ces paroles, je les ai entendues jadis. On les dira quand je ne serai plus. Les générations se les passent comme une flamme. Il est dans votre tradition, je dirais presque, si le mot n'était décrié, il est dans votre politique qu'elles soient dites. Dans toutes ces plaies ouver- tes, le dieu qui guette « comme un voleur » met unegoutte de son bonus odor. Que demain la chair se referme ! mais
I. Matth. XXVIII, 18.
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pour toujours ses derniers tissus macèrent dans la catholi- cité. Vous aussi, pour glisser votre vaccin, il vous faut donner des coups de lancette. N'est-ce rien que d'avoir eu un scrupule ? Créez en avec une prohibition, fût-elle la plus arbitraire. Créez les larmes de l'intelligence. Avec un appât créez la lutte et avec une frêle défaillance le remords. Créez une amitié pour que les prémices du cœur n'aillent pas à la dame du Boul'Mich, et quand cette amitié ne peut plus donner davantage, brisez-la afin qu'elle donne la souffrance, et qu'une fois dans sa vie ce garçon sache ce qu'est une souffrance qui est offerte. Créez de la vie pour le Seigneur- de-la-vie-plus-abondante, et pour eux-mêmes aussi, ces gar- çons, eux qui, les meilleurs surtout, sont guettés par la sécheresse, qui sans cesse devront lutter pour ne pas se déprendre et retourner avec les fils des bêtes. Dénouez tou- tes ces forces vierges ! Date pueris iras ! Donnez des pas- sions aux enfants pour qu'ils puissent vivre la passion de la religion.
L'abbé. — « La passion de la religion », l'expression choquante !
Mol — Elle est de Lacordaire : « La religion est une passion de l'humanité ». Et pour mon : « créer de la crise », laissez-moi l'abriter derrière le texte d'un grave professeur de philosophie au lycée, docteur es lettres, peu suspect de littérature lorsqu'il écrit dans une excellente mais fort pon- dérée étude ' : « Peut-être ne serait-il pas excessif d'affirmer que tout adolescent normal doit présenter dans sa mentalité un mélange de génie et de folie, et peut-être y a-t-il lieu de craindre pour la vitalité d'un grand garçon trop bien équi- libré. — La genèse d'une virilité morale maîtresse d'elle- même implique comme sa principale condition un appel constant aux virtualités émotives »...
Et enfin, pour finir, si vous restez dans votre première
I. L'âme de Vadolescetit, par P. Mendousse, Bibliothèque de philoso- phie contemporaine, chez Alcan.
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objection, si vous pensez que ce qui est de cet âge est sans grande importance et s'arrangera toujours, si vous avez dit quelquefois à Tun de vos élèves : « Vous sourirez de tout cela à vingt ans », alors je vous dirai : raison de plus pour qu'ils fassent l'essai de ce qu'ils sont, — essai nécessaire à la formation de leur caractère — dans un temps où leur désor- dre éventuel troublera un collège au lieu de troubler toute une société ; c'est ainsi que vous donnez un vieux cuir à votre chiot, et pour qu'il se fasse les dents, et pour qu'il ne se les fasse pas sur vos carpettes.
L'abbé. — Mon cher ami, tout ceci peut être parfait dans certains cas exceptionnels, mais dans la pratique courante, combien dangereux ! Pour un prêtre qui aura la clair- voyance et la fermeté nécessaires, combien d'autres, excel- lents sans doute, mais épais ou maladroits, nous feront des cataclysmes ! Quelle nuancée, prudente audace il faudrait! Quelle sûreté de main et de cœur ! Souvenez-vous de Hello, disant à peu près : « Ne doit entreprendre une opé- ration que qui est sûr de ne pas s'évanouir ».
Moi. — Deux préfets de division seulement par collège, celui de la première et celui de la seconde divisions, auraient parfois cette tâche à remplir. Est-il impossible de trouver deux hommes de taille à chacun de vos principaux collèges ? En ce cas, ceux qui occuperont ces postes pour- ront bien ne pas intervenir ; votre collège aura peut-être un esprit, il n'aura pas d'âme. Et malheur aux collèges catho- liques sans âme ! J'aimerais mieux pour mon fils l'école des faunes.
Un des garçons s'approche. Le maillot bleu ardoise, aux poi- gnets et col capucine, frissonne sur lui comme l'oriflamme dans le haut vent prestigieux.
Regardez-le, ce garçon. Quelle merveille que cette su- prême fleur, française, catholique et romaine ! Essoufflé, avec ce beau regard, le sang rapide sous la peau brune, et déjà ses épaules droites, il est toute force et toute grâce ; c'est peu dire, il est toute intelligence et toute noblesse.
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C'est un exemplaire accompli. L'avenir qu'il porte en lui semble nié par ce point de perfection. Je vous admire de lui mettre la main sur l'épaule ! Pour moi je n'oserais pas le toucher. Je le respecte et il me fait peur. Assis dans le métro, lui debout, je me lèverais pour lui donner ma place. {Le garçon s'éloîgfie.) Il a souri ! Gloire au miracle ï Une âme est sortie de son sourire. Elle était ancienne comme les blés. Elle avait brûlé sur le parapet devant les gueules des mitrailleuses. Elle avait mis comme un bouquet de fleurs à chaque charrette de Thermidor. Elle avait filé les flèches des cathédrales, gonflé les joyeux sac- cageurs de villes, soupiré dans le vieux Charlemagne faisant sa petite plainte sur Roncevaux : « Dites-lui que je suis en mult grande peine... » Elle était bien plus ancienne encore. Elle n'était pas née au grondement des lions, derrière les grilles des ergastules ; pas même quand l'enfant nouveau-né posait sa main sur le front de Melchior. Elle erra sur la bouche de l'Hermès à l'heure où Cicéron, ayant fait un silence, écrivit que le pauvre est l'envoyé de Dieu. Criton, le matin de la ciguë, la vit se former comme une image sur les traits du Silène endormi. O mon cher abbé, cette âme est en désir dans chacun des garçons de notre race : elle n'aura l'être que si vous le lui donnez, et on donne l'être du fond d'un combat. Avec près de dix années de recul, je proclame que la mienne n'exista que du jour où un de vos collèges l'eut exercée par d'horribles tourments. Par delà l'âge d'airain des quatorze mois de ce collège, la tiédeur, qui a été maudite, comme mon dur Maître savait mau- dire ; en deçà, Rome sentie, Rome vécue, Rome luttée, Rome efficace et jusqu'au pourpre port. Celui-là ne se croyait pas si précis qui m'écrivait : « Vous avez fait de tout cela un buisson ardent ». Oui, un buisson ardent, c'est-à-dire l'apparition de Dieu. Mais Dieu au milieu des flammes.
Insensiblement, le jour donne lieu à la nuit. On voit briller des petites Jiaqucs d'eau, bleuâtres, comme des morceaux de ciel
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cassé. L'odeur de l'herbe humide et de la boue se fait plus drue. La lumière du couchant héroîse les êtres. Depuis la clarté de l'or jusqu'au sombre hâle brun de brique^ les visa- ges portent toutes les couleurs du feu.
Voici le soir, voici la grande nuit fraîche, la nuit au grand corps, ardente de fraîcheur. Vous rentrerez dans la nuit faite ; tous les réverbères seront allumés. Allons, rompez ces jeux. Dites que c'est l'heure. Donnez ce coup de sifflet qui perce encore mon passé comme un cri... ÇA soi-même, pendant que l'abbé fait cesser les ;Vmx.) Est-ce que j'ai parlé ? M'a-t-on entendu ? Calme était mon cœur quand je vins, sous les grands arbres, auprès de mon chien aux dents blanches. Depuis longtemps ma lèvre était serrée sur l'im- mobilité de ce cœur rigoureux, si fort qu'une petite plaie lui était venue qui jamais ne put se faire cicatrice. Et voici qu'au fond de moi-même un visage s'est rouvert auquel j'avais fermé les yeux. Il s'est rouvert, il m'a souri, il m'a fait lourd comme l'éponge pleine. Et j'ai eu froid, et ma lèvre a tremblé. O ma faim ! ô ma soif ! jusqu'au dernier jour, jusqu'au dernier jour. Et que vous me soyez douces encore, dans les ténèbres.
L'abbé, revenant. — Ils vont changer de vêtements dans la maison de la Pompe à feu...
On entend les roulements de tambours des jeunes soldats du Mont-Valérien, qui s'exercent sur les berges du fleuve.
Moi. — J'en vois un, tout là-bas, dans la poussière vio- lette, vers Suresnes. Tandis que tous les autres se rassem- blent, lui s'écarte toujours de plus en plus. Seul, ivre du soir, de l'angoisse du crépuscule, il court après le ballon de toutes ses forces, et quand il Ta rattrapé il l'envoie plus loin, et le poursuit encore, comme condamné à un supplice fabuleux qui l'empêche de plus jamais s'arrêter, comme pris d'une démence divine. Jusqu'où ira-t-il ? Est-ce qu'il est protégé ? Je prierais pour lui si j'étais son père.
L'abbé. — On ne le voit plus.
Moi. — J'en vois deux qui portent un poteau de but
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qu'ils ont enlevé, l'un à un bout et l'autre à l'autre bout. Je ne vois que leurs ombres. Ils marchent au même pas, pesamment. Ils ont l'air de brancardiers. L'abbé ne dit rien.
Moi. — J'en vois encore, là-bas. Quelles petites taches <ians cette étendue ! De si loin, on ne croirait pas qu'ils ont des âmes. J'en vois qui s'enfoncent sous bois, à la file indienne. Pourquoi sont-ils penchés comme cela en avant ? On croirait qu'ils ont le sac au dos.
Encore un silence. Les divisions d'un des collèges s'ébranlent.
L'abbé, à voix basse. — Vous aussi alors vous y aviez songé, qu'un jour, dans quelques années... Moi. — J'y songe sans cesse. L'abbé. — C'est affreux ! C'est affreux ! Moi. — Soyons tous forts.
Ils regardent eficore un petit temps.
L'abbé. — Allons, mon cher ami, au revoir. Moi. — Au revoir. Ne les laissez pas avoir froid.
Dans l'ombrCy à mesure qu'elles arrivent sur la route, les divisions en marche se mettent au pas cadencé.
Octobre ip2i.
HENRY DE MONTHERLANT
ANDRE GIDE ET SES MORCEAUX CHOISIS
Nous possédions des études sur les livres ou le style d'André Gide ; personne ne s'était encore aventuré à tra- cer de lui un portrait tant soit peu poussé. Il faut nous en féliciter, car si le travail eût été fait par un autre, Gide ne se serait sans doute pas avisé de réunir en une image d'ensemble les traits épars de sa pensée ; et comme per- sonne ne le connaît aussi lucidement qu'il le fait lui- même, nous aurions fort perdu au change. C'est en effet un portrait véritable que présente ce volume de Morceaux- Choisis ', non pas recueil des plus belles pages, mais des pages les plus significatives, de celles qui marquent le mieux la direction d'une œuvre et sa couleur. Mosaïque, si l'on veut, dont seulement quelques rares fragments avaient dès l'origine un caractère autobiographique ; tous les autres, empruntés à des œuvres d'imagination ou à des polémiques, y remplissaient leur rôle propre^ et ce n'est qu'indirectement, par raccroc, d'une manière désintéressée pourrait-on dire, qu'ils fournissent un renseignement sur l'auteur. Les témoignages qu'invoque André Gide n'ont pas été formulés pour la circonstance : c'est une garantie de bonne foi ; il en est qui sont vieux de trente ans : et c'est l'as- surance d'un recul suffisant pour distinguer les traits perma- nents de ce qui pourrait n'être que jeux de physionomie.
I. André Gide, Morceaux Choisis, éditions de la Nouvelle Revue Française.
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Un point frappe dès l'abord le lecteur même le plus familier avec l'œuvre de Gide : le puissant enrochement de cette œuvre dans le sol national et les multiples veines qui la relient à tous les grands gisements^ à tous les grands problèmes de notre époque. Parce qu'il s'est de bonne heure opposé à ce que la théorie barrésienne de l'enracine- ment provincial présente de vieillot, d'étouffé, de dépri- mant pour une jeunesse qui n'a pas répudié tout courage d'esprit et toute hardiesse de tempérament, parce qu'il a écrit : « Né à Paris, d'un père U:(élien et d'une mère Normande, où vouUâ^-vohs, Monsieur Barrés, que je m'enracine? J'ai donc pris Je parti de voyager... » on a trop vite oublié, ou feint d'oublier, qu'il ajoutait : « Entre h Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me veux d'autant plus Français que je ne h suis pas d'un seul morceau de France. » Je sais bien que ces pages choisies me parviennent avec une carte de visite où je lis : André Gide, en voyage... C'est avec des matériaux de cette sorte qu'on bâtit les légendes ; et si on lui a ifait celle d'un homme détaché, fuyant, nomade, reconnaissons que Gide s'est parfois amusé à donner le change. Mais ce serait n'être guère de chez nous que de ne pas savoir reconnaître, dans les mouvements d'un esprit aventureux, ce qu'il peut y avoir de sourire, d'impatience ou de boutade. Gide écrivait à Barrés : « Votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire », en quoi il ne se montrait peut-être ni Languedocien ni Normand, mais bien d'un peuple qui comprend des Bretons et des Alsaciens. Il écrivait encore : « A force de vouloir paraître Français, certains perdent toute grâce à l'être ; le plaisir d'être Français diminue à devenir contraint ; on l'est malgré tout, lorsqu'on l'est ». Et il ajoute : « Je consens que plus je serai Français plus je serai moi-même ; mais je sais aussi que plus je serai moi-même, plus je serai Français. »
On ne peut prendre position plus nette en son pays, en soi-même et hors de tous les partis. C'est là justement ce que les gens de parti jamais ne pardonnent. Quoi de plus
ANDRÉ GIDE ET SES MORCEAUX CHOISIS 45
cuisant que les critiques d'un liomme qu'on ne peut accu- ser de prévention puisqu'il se permet parfois la louange ? N'osant le traiter ni de sot, ni d'imposteur, on tâche de s'en tirer en le traitant de versatile. Et pourtant si quelque chose surprend dans les pages de ce livre consacrées aux. questions générales, c'est l'unité du point de vue, c'est la. fidélité de l'auteur à ses prémisses. Qu'il s'agisse de France,. d'Allemagne, d'hérédité, de morale, d'écoles, d'influences, partout on reconnaît l'empreinte de la même personnalité et le jeu de la même raison. Quels qu'eussent été les pro- blèmes abordés par Gide, on acquiert la certitude que cet ingénieux esprit ne les aurait pas attaqués par la surface, mais par le noyau, et que tout ce qu'il y a chez lui de souplesse et d'invention il l'aurait utilisé à mieux atteindre le point le plus résistant de l'obstacle. D'autres font plus de bruit, soulèvent plus d'étincelles et de poussière, mais ils n'ont pas cette prise vigoureuse que donne la sûre intel- ligence des endroits où se trouvent les centres vitaux. — L'esprit de Gide est fort éloigné de l'esprit politique, non point parce que la politique est la science du possible et que la pensée de Gide manquerait de réalisme (je voudrais démontrer, tout au contraire, qu'elle a horreur de l'abs- traction) ; mais parce que la politique est aussi la science du compromis et que c'est justement devant cette nécessité là que Gide se dérobe. Pourtant rien non plus chez lui qui rappelle cet « au-dessus de la mêlée » que l'extrémité du péril nous a rendu odieux. Il ne traite nulle question où nous ne le sentions engagé, où il ne pose comme en- jeu ce qui lui tient le plus à cœur. Peu d'hommes sont plus incapables que lui de se donner à moitié, de s'inté- resser tièdement. C'est le secret de sa force là où il inter- vient ; c'est aussi la raison pour laquelle il refuse d'inter- venir plus souvent. Et c'est tout à la fois l'explication de son ascendant sans rival sur certaines natures et de son effacement aux yeux du grand nombre.
Une pensée n'a sur le public d'action directe que dans la
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mesure où elle consent à revêtir une forme oratoire^ c'est-à- dire où elle renonce à convaincre et s'efforce de dominer. L'orateur prie, adjure, menace ; ce qu'il faut qu'il obtienne, par force ou par douceur, c'est une capitulation de ceux qui l'écoutent. Dans cette pression, dans cette violence, dans ce désir de troubler l'auditeur pour surprendre son acquiescement, il y a une indiscrétion, une déloyauté qui déjà froissait Montaigne. Dans combien de pages des Essais ne proteste-t-il pas contre cette outrecuidance qui prévient le jugement de l'auditeur et en compromet l'honnêteté ; combien il a horreur lui-même de peser sur autrui. « C'est par manière de devis que te parle de tout, et de rien par manière d'advis,... pour esclaircir vostre internent, non pour l'obliger. Dieu tient vos courages et vous fournira de chois. » Certes je vois tout ce qui sépare l'attitude d'un Gide, qui est d'abord artiste, de celle d'un Montaigne, qui est d'abord amateur de pensées. Le premier est nécessairement plus engagé dans sa sensibilité ; il n'aspire pas du tout à cette liberté pres- que inhumaine où l'autre met toute son application. Mais ce qui les rapproche, c'est ce goût de ne faire appel qu'au bon sens et au « courage ».
Les phrases de Gide sont toujours de plain-pied ; je veux dire qu'il ne les entasse pas, à la façon des orateurs, de telle sorte que la dernière, celle qui se trouve tout en haut de la période, tombe sur la tête de l'auditeur avec une force qu'elle ne doit pas à son propre poids mais à la hauteur d'où on l'a lancée. De même pour ses arguments : il ne souhaite pas faire céder mais faire réagir. Il ne parle pas à des inférieurs mais à des pairs, et ce qui pourrait passer pour manque d'égards à l'adresse d'esprits qui ont besoin de ménagements constitue la plus belle, la plus rare marque d'estime, celle qui doit flatter un honnête homme à l'en- droit le plus délicat de sa fierté. « Je suis las de feindre d'édu- quer quelqu'un, s'écrie-t-il à la fin des Nourritures. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi? Nathanaël, jette mon livre; ne t'y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée
ANDRÉ GIDE ET SES MORCEAUX CHOISIS 45
par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela ». Non, Gide ne cherche pas à entraîner des disciples, mais à susciter des hommes ; et il sait qu'il ne faut pas trop tarder à laisser le jeune nageur se tirer d'affaire en pleine eau.
Il y a, chez le véritable aristocrate, une humiliation personnelle à voir domestiquer un de ses égaux. La marque du collier à une nuque qu'il croyait née pour l'indépen- dance le blesse dans le respect qu'il se doit à lui-même ; et, plutôt que d'asservir à son tour, il aime encore mieux ne pas faire valoir ses propres droits. Ses amis sont avant tout des compagnons de jeu ; il les veut de bon sang et de bonne culture, mais capables de lui tenir tête, de lui ren- voyer la balle la plus difficile, de le défier au saut des obsta- cles que, seul, il aurait tournés. Et si son attachement pour eux se pique d'une loyauté jalouse, il ne comporte pas cet appuiement de l'un sur l'autre auquel leur faiblesse contraint des êtres plus débiles. Si son humeur le pousse à la solitude, il peut y céder sans l'arrière-pensée qu'il jette ses familiers dans la misère et le désarroi ; il leur sait assez de ressource pour tirer profit de la séparation, comme ils en tiraient du commerce amical. « Nathanael, à présent, jette mon livre. Emancipe-t'en. Quitte-moi. Quitte-mot ; maintenant tu m'impor- tunes ; tu me retiens; T amour que je me suis surfait pour toi m'occupe trop... » Dures paroles, assurément, et qui tueraient tout ce qu'il peut y avoir d'alangui dans un attachement; mais paroles salubres, où un rien de bravoure ne messied pas et qui mettent une sorte de virile coquetterie à montrer moins d'émotion qu'elles n'en cachent peut-être en réalité.
Il n'est pas étonnant qu'une discrétion si hautaine décon- certe par un temps de vie chère où les luxes intellectuels prennent si vite un air de prodigalité. Dans la concurrence de ce lendemain de guerre, on n'a pas le moyen de faire les délicats. Un ton impératif passe pour une marque de force ; la prudence dans l'affirmation devient pusillanimité. Que cette prudence reste nécessaire dans les laboratoires.
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on le concède, mais comme l'infirmité de la science plutôt que sa vertu. La guerre a développé une promptitude de riposte, par suite de quoi la discussion, qui pouvait être moyen d'investigation, n'est plus qu'épisode de lutte. La réflexion même n'est plus qu'une phase de la tactique. Qu'en ces sortes d'escarmouches vous puissiez trouver avantage à être vaincu, pour peu que ce revers vous débarrasse d'une idée mal venue ou d'une prétention erro- née, voilà qui n'entre plus dans beaucoup de cerveaux. On rit à la pensée que telle découverte morale, telle exploration dans les replis des sentiments ne puissent se faire, tout comme les découvertes scientifiques, qu'avec des précau- tions particulières d'isolement et d'impartialité. Ne peser en rien sur le résultat de l'expérience, pas même par un désir qui risquerait d'en fausser l'interprétation, c'est la loi majeure des recherches exactes, celle qui ne pardonne aucun manquement. Or n'est-ce pas l'inconsciente applica- tion de cette règle d'or à un autre ordre d'investigations que définit Ménalque lorsqu'il dit : « Je me suis fait ductile, à Vamiahle, disponible par tous vies sens, attentif, écouteur jus- qu'à ne plus avoir une pensée personnelle, capteur de toute émotion en passage, et de réaction si minime que je ne tenais plus rien pour mal plutôt que de protester devant rien. »
Dans cette période de l'élaboration intellectuelle, il importe qu'aucune arrière-pensée, qu'aucune intention n'intervienne. On a reproché à Gide d'admirer ce mot de Renan : « Pour pouvoir penser librement, il faut être sûr que ce que l'on écrit ne tirera pas à conséquence. » Impertinence de dilettante ? Bien plutôt scrupule d'un homme qui sait quels lointains contre-coups tout geste provoque, au point que ses mouvements en sont gauchis. C'est une des préoc- cupations qui reviennent le plus souvent dans l'œuvre de Gide que ce souci de se ménager des zones de solitude et de silence, où sa pensée puisse se fortifier comme un jeune cheval auquel on se garde d'imposer trop vite des far- deaux. Quelle autre explication donner à ces longues
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époques de maturation, où se détournant du public et barricadant les abords de sa pensée, il semblait vouloir rendre ses livres inaccessibles à ceux qu'un désir véritable ne porterait pas à les rechercher? «/^« vins à comprendre, dit un de ses personnages, que la parfaite sincérité, celle qui fait selon moi F être le plus valeureux, le plus digne, la sincérité non point seulement de l'acte même, mais du motif, ne s'obtient qu'avec l'effort le plus constant, mais le moins âpre, qu'avec le regard le plus clair — f entends par là le moins suspect de complaisance, et qu'avec le plus d'ironie, »
Plus nous avons mis d'héroïsme, pendant quatre ans, à gâcher toutes richesses, à jeter pêle-mêle les matériaux dont il fallait faire mitraille, plus il importe que quelque part idées et sentiments soient décortiqués à nouveau, triés, distillés, ramenés par l'analyse à leur état de pureté. Ce n'est pas, dira-t-on, de telles alchimies qui reconstitueront la force d'un pays. Elles ne s'en targuent pas plus que l'affûteur du rabot ne prétend être l'artisan du meuble. Mais qui dira le prix du rayonnement que peut répandre dans un esprit le parfait cristal d'une seule idée claire, et quel tranchant donne à Tintelligence d'une nation la seule présence de quelques hommes habiles à distinguer rigoureu- sement ? Pour invoquer encore une fois l'exemple de Mon- taigne, on aime à se souvenir que, dans les difficultés d'une ère troublée, il sut être de bon conseil et de bon service, qu'il remplit à son honneur de délicates missions auprès des princes. N'est-ce pourtant pas lui qui éludait avec une si jolie désinvolture les a conséquences » de ses paroles : « fe ne .serais pas si hardy à parler, s'il ni appartenait d'en estre creu ».
Est-ce à dire que Gide se désintéresse de l'influence qu'il peut exercer ? Assurément non. Mais sur qui et de quelle manière, tout est là. Dans une excellente conférence sur le rôle de l'influence en littérature (on regrette de n'en trouver aucun fragment dans ces morceaux choisis), il a montré comment les natures fortes trouvent partout ali-
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ment et fécondation, et précisément dans ce qui leur est le plus étranger. Les forts ne sont reconnaissants qu'aux impul- sions qu'on leur donne ; ils en veulent à un livre qui les accompagne trop jalousement, qui veille sur leurs pas jusqu'au bout. Ils ne demandent rien de tout élaboré, mais de beaux prétextes au labeur. L'influence à laquelle Gide peut prétendre ressemble à ce qu'en électricité on nomme, si je ne me trompe, courants d'induction. S'il voulait figurer les forces auxquelles il fait appel, il les repré- senterait sans doute par des parallèles plus souvent que par des lignes convergentes. De là son extrême répugnance, dans ses œuvres proprement dites, à démontrer ou à prendre parti. Il sait bien que, si l'art qu'il préfère est fils de l'esprit critique plus que de l'imagination, c'est par les idées que cet art vieillira le plus vite, si elles n'ont pas su se muer en sentiments et en personnages. (Il analyse quelque part très finement le prestige par lequel Stendhal, pourtant si loin de lui, ne manque jamais de le captiver : « Je me refuse sans cesse à Stendhal; je ne ferais que de V ennui de ce dont, lui, fait son plaisir ; pivlongée, sa société me serait mortelle ; mais c'est toujours d'un visage nouveau que me sourient Mosca, Fabrice, et la duchesse... Le grand secret de cette diverse jeunesse, c'est que Stendhal ne veut proprement rien affirmer. »)
Gide sait aussi qu'il faut laisser la porte ouverte à l'ini- tiative des meilleurs lecteurs et que, si quelque chose décourage l'intérêt de la postérité, ce n'est pas les brèches qu'elle peut trouver dans une œuvre, mais bien plutôt sa trop méfiante fermeture. Que d'auteurs ont cru se bâtir des citadelles, qui n'ont fait que s'emmurer, et si étroite- ment que même les pilleurs de tombes ne se sont pas souciés de leur rendre visite. Nulle œuvre moins fortifiée que celle de Gide^ moins close à tous les vents. Nul auteur qui se préoccupe moins de masquer ses points découveris. Sans cesse il offre prise, et si ouvertement que les politi- ciens se croient en présence d'une ruse de plus. Cepen-
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dant pas de meilleure preuve que Gide ne vient pas se mesurer sur leur terrain.
Cette négligence à se garer est une prudence esthétique ou mieux une supérieure justesse de l'instinct. Mais quand bien Gide ne serait pas artiste, la seule logique imposerait à ce qu'il écrit un ordre par juxtaposition plutôt qu'un ordre déductif. A cela deux raisons : le relativisme de sa pensée, c'est-à-dire sa conception de la vie sous forme d'un éternel changement, et ses antinomies, c'est-à-dire la substitution du dialogue ou du drame au monologue intérieur.
De bonne heure le spectacle de la vie agricole a fait de la notion d'assolement une de ses idées-mères, et les études d'histoire naturelle ont fourni justification et for- mules à plusieurs de ses plus justes intuitions. Usure du terrain où croit longtemps une même espèce déplantes.; indolence des jeunes racines qui ne sont jamais émondées ; d'où bénéfice de la transplantation pour le jeune arbre ; et, pour le jeune homme dont on prétend faire un sujet de choix, profit au dépaysement, au voyage. Etoufiement des espèces rares par les plus communes ; traduisez : préca- lité des formes exquises de la culture. Apparition de variétés nouvelles chez les sujets les plus malingres d'un semis, plus souvent que chez les robustes; traduisez encore : uti- lisation de l'accident heureux, bon usage des maladies, apport de l'être d'exception dans l'harmonie générale. On pourrait multiplier les exemples, mais à la clef de toutes ces considérations on trouverait un sens profond du rythme vital, croissance et vieillissement, flux et reflux. Comme chez tous ceux pour qui les individus ont plus d'existence que les sociétés, répulsion à détruire quoi que ce soit, eftort pour intégrer dans le chœur les voix discordantes, sympa- thie pour toutes les forces, nous fussent-elles hostiles, qui balaieront la matière morte. De même qu'il proteste contre ceux qui voudraient réduire la France à un seul de ses éléments constitutifs, à l'élément latin par exemple, de
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même il lui paraît folie de rejeter quoi que ce soit du concert européen. S'il y a un mysticisme chez Gide, c'est Yamor fati par lequel il se persuade que toute expérience, toute traverse^ toute épreuve sont faveurs du destin à qui sait bien les recevoir. « J'aime, dit-il, tout ce qui met Thoiume en demeure de périr ou d'être grand . » Optimisme qui n'est pas un mol oreiller, mais accessible à ceux-là seulement qui n'ont pas peur, qui ne subissent pas les événements avec passivité et chez qui la curiosité est une forme de courage. Comme il parle bien de cette audace, de cette avidité de l'esprit et des sens, qui malgré tant de déboires arrache obstinément Sindbad le Marin à un bien-être trop facile, « désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort où l'on vit est plus grand. »
On comprend qu'un tel point de départ rende tout dog- matisme impossible. Il y a constance dans les lois de l'esprit, il ne peut y en avoir dans leur application. Ce qui était opportun ne peut le rester indéfiniment. Tout mouvement retombe, toute théorie s'épuise, toute affirmation au bout d'un temps réclame son contraire. On a traité Gide d'héré- siarque, mais il aurait tout aussi bien inventé l'Eglise si les hérésies avaient manqué de contre-poids. En politique évi- demment, mais en art niême, on ne peut donner une posi- tion fixe au gouvernail. Parlant de l'extrême civilisation latine, Ménalque dit : « Je peignis la culture artistique montant à Jleur de peuple, à la manière d'une sécrétion, qui d'abord indi- que pléthore, surabondance de santé, puis aussitôt se fige, se dur- cit, s'oppose à tout parfait contact de l'esprit avec la nature, cache sous l'apparence persistante de la vie la diminution de la vie, forme gaine où l'esprit gêné languit et bientôt s'étiole, puis meurt. Enfin poussant à bout ma pensée, je montrai la Culture, née de la vie, tuant la vie. » Or puisque toute civilisation dégage des toxines qui peu à peu l'empoisonnent, et qu'aucune ne peut prétendre à se prolonger indéfiniment, une angoissante question effleure en certains jours quiconque n'est pas aveu- glé d'infatuation nationale — et Gide ose la poser : dans le
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monde neuf qui s'édifie autour de nous, notre propre civili- sation sera-t-elle encore longtemps prolongeable ? Il répond avec une confiance que certains peuvent trouver sacrilège, mais qui est un hommage à notre vitalité : « Tout ce qui repré- sente la tradition est appelé à être bousculé et ce n'est que longtempt après que l'on pourra reconnaître^ à travers les bouleversements i la continuité malgré tout de notre tempérament, de notre histoire. C'est à ce qui na pas eu de voix jusqu'alors de parler. C'est une lâche erreur de croire que nous ne pouvons lutter contre F Allemagne qu'en nous retranchant derrière notre passé. Si la France n^est plus capable de nouveauté, pour qui serait-ce quelle lutte ? »
Cette notion de continuité dans l'alternance, de rythme dans le temps, est familière à tous les esprits que la vie intéresse plus que les doctrines. Mais elle se comphquechez André Gide d'un rythrne intérieur qui lui est particulier.
Quand, après un roman et des traités d'une tonalité religieuse, méditative et un peu abstraite, parurent les Nourritures Terrestres, on trouva naturel que le jeune homme trop sage s'avisât de jeter sa gourme. Quand il donna y Immoraliste, on le considéra comme endurci et l'on s'en consola. Par la Porte Etroite il parut rentrer au bercail, ce qui était encore dans l'ordre. Mais le Retour de l'Enfant Prodigue fit les gens s'entre-regarder. Que signifiait cette nostalgie et cette approbation du vagabondage chez celui que le bai- ser de la Mère faisait pleurer de tendresse et qui avait si chèrement acheté la réconciliation ? Survinrent les Caves^ et l'on ne douta plus qu'on ne fût en présence d'un relapse. Mais voici la Symphonie Pastorale, et l'on désespéra de com- prendre. Croyants et libres penseurs, également déçus, criaient à l'infidélité, à l'inconstance, à la perversité. Un homme qui n'a pas fait honneur, ce jour-là, à son intelli- gence souvent si haute, disait de Gide : « Son esprit, son talent^ son tour d'imaginalian sont d'une coquette achevée ; ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être soufferPi qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice clair
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obscur. » On se fût épargné bien des sottises en relisant le Journal d'Alissa, en relisant les pages les plus ivres des Nour- ritures et en comprenant que des accents d'une telle intensité ne sont concevables ni chez un amateur, même prodigieu- sement doué, ni chez un être exceptionnellement réceptif mais falot et la proie du vent.
Gide a raconté comment son enfance s'est nourrie de deux livres, la Bible et les Mille et Une Nuits. Dès le début, son imagination travaillait autour de deux pôles et sa cons- cience prenait l'habitude de deux mouvements complémen- taires : l'un de repliement, l'autre d'expansion. Il est vrai- semblable que, dans la joie première de la découverte, il dut se laisser aller à cette double attirance, à. cette obligation double, sans s'apercevoir qu'elles étaient la négation l'une de l'autre et que ses dieux se haïssaient. Peut-être certains jours, désespérant de les réconcilier, a-t-il souhaité qu'une des deux forces l'emportât sur son antagoniste. Ceux pour qui la vérité ne saurait être qu'une auraient célébré la vic- toire d'un vigoureux esprit sur les contradictions qui le déchiraient ; mais en réalité nous aurions perdu tout ce qui est irremplaçable chez Gide, tout ce qu'il est seul à dire aujourd'hui et qui fait proprement sa grandeur.
La pensée moderne sous toutes ses formes n'est guère que la combinaison, à des dosages infiniment variés, d'élé- ments chrétiens et païens. Rares sont les hommes chez qui l'on trouve un des deux facteurs à l'état pur. Ceux qui croient ne relever que d'une des deux disciplines se dupent le plus souvent, jouent sur les mots et les vident de leur contenu. Et c'est fort bien ainsi, car, sans cette neutralité de fait, le monde ne serait pas habitable. On quitte peu les régions médianes où l'Eglise semi-pélagiennc côtoie un rationalisme spiritualiste ; il y fait bon vivre, mais on y perd de vue les extrêmes. Or c'était une tendance de Gide, au service de laquelle il a mis sa clairvoyance et sa volonté, que de priser en toute créature ou en toute idée ce qu'elle a de plus accusé, ce par quoi elle diffère et se refuse plus encore que
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ce qu'elle a de général et de conciliant. Il n'était pas moins dans son caractère de ne rien consentir à répudier qui puisse mener l'homme à un haut degré d'excellence. Ne voulant rien affaiblir et rien abandonner, il se condamnait à vivre au point où les deux tendances se heurtent, à deve- nir lui-même un des lieux où le drame se joue entre elles.
On rencontre chez Walter Pater quelque chose qui rap- pelle cette attitude d'esprit. Dans la manière dont il parle des hommes de la Renaissance, d'un Pic de la Mirandole par exemple, on retrouve cet effort pour conserver, dans tout l'é- clat du renouveau païen, le plus exquis du christianisme. Mais l'analyse de Pater garde un caractère cérébral ; chez Gide le conflit s'enfonce dans des régions autrement pathétiques.
Si le dialogue n'est pas la forme la plus naturelle de son écriture, il est le mode le plus spontané de sa pensée — j'entends un dialogue qui n'est pas un artifice d'exposition, comme chez les deux bonshommes qu'aimait à faire conver- ser Rémy de Gourmont et qui, parfaitement d'accord dès le début, ne s'appliquaient qu'à mettre en valeur la pensée tout unilinéaire de leur patron ; non, un dialogue entre deux antagonistes qui, dans l'amour ou dans la haine, s'efforcent chacun de dominer l'autre et pour aucun des- quels l'auteur n'a parié. Et comme certaines causes sont trop vastes pour pouvoir s'exprimer en répliques alternées ou pour cohabiter dans un même récit, ce sont des livres entiers qui se répondent en un dramatique débat.
Tantôt la parole appartient au christianisme, à celui qui trouve sa grandeur dans l'humiliation de l'orgueil humain, christianisme sans volupté ni complaisance, qui n'est jamais las de dépouiller le corps au profit de l'âme et le monde au profit de Dieu. Tantôt au contraire c'est l'orgueil qui s'exalte, qui rompt les barrières et se dicte ses propres lois, poussant l'audace jusqu'aux confins du crime, les dépassant même. Saint Augustin ou Pascal ne refuseraient pas d'accueillir Alissa comme leur fille spirituelle et Nietzsche sourirait avec tendresse à Lafcadio. Certes Les
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démons qui tourmentent Saûl ou ceux qui rôdent sous les noms de Ménalque, de Protos, d'Edouard mettent en œu- vre de terribles séductions ; ils savent prendre l'éloquence et la beauté de Lucifer ; leur courage ne le cède qu'aux plus braves. Mais c'est manquer de respect à Dieu que de lui opposer des diables ridicules dont les petits enfants même n'ont pas peur. En vrai manichéen^ Gide n'a garde de déprécier le rôle de Satan ; mais il lui impose de telles exigences^ il ne lui reconnaît sa part de royauté qu'à des conditions si ardues que pour un peu il lui enseignerait la vertu, (f Ce gue j'attends de vous, dit un des tentateurs à Laf- cadiO;, c'est le cynisme, ce n'est pas l'insensibilité. L'émotion gêne ; et néanmoins tout est perdu dès qu'on l'élude, ou que seu- lement elle diminue. » Le même personnage dit ailleurs : « L'habitude et le besoin d'une discipline me laissaient entrevoir, échappé de la règle commune, tout autre chose qu'un simple abandon et qui -me permettait de hausser les épaules lorsque je m'entendais accuser de n'écouter plus désormais que l'incitation du plaisir. Et cette règle nouvelle que je m'imposais : agir selon la plus grande sincérité, impliquait une résolution, une perspicacité, un effort où toute ma volonté se bandait, de sorte ^ue jamais je ne ni apparus plus moral qu'en ce temps où j'avais décidé de ne plus l'être, je veux dire : de ne l'être plus qu'à ma façon. » Un écrivain n'est corrupteur que s'il fleurit fallacieu- sement le chemin défendu, s'il en dissimule les fondrières et l'aboutissement. C'est ce qu'on ne peut reprocher à Gide. Est-ce à dire pour cela que son immoralisme soit de tout repos ? Il n'y prétend pas. Mais la contrepartie ne l'était pas non plus, cette âpre et mortelle recherche de Dieu, où tant de protestants comme de catholiques refusèrent de reconnaître la porte même la moins large de leur religion.
Et cependant, malgré tant d'antagonismes intimes, l'œuvre de Gide n'est pas celle d'un esprit tourmenté. C'est même celle d'un homme qui conserve, parfois à la stupeur des gens sérieux, des disponibilités de fantaisie et le goût
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du jeu. Mais tant de liberté ne lui est pennise que parce que son art lui fournit un centre de gravité, une certitude, une conscience sereine. Ce n'est pas le lieu de parler de de cet art ; les Morceaux Choisis n'essaient pas d'en donner une idée complète, bien qu'ils en montrent les directives. C'est dramatiser à l'excès l'image de Gide que de ne pas balancer tout ce qui a été dit dans les pages qui précèdent, par une étude de son classicisme. L'un ne va pas sans l'autre, n'est pas intelligible et harmonieux sans l'autre. C'est la certitude esthétique qui a rendu possibles tant de perplexités morales, et celles-ci à leur tour empêchent la sclérose de l'art, lui assurent un perpétuel rajeunissement, font que nous ne cesserons jamais de regarder avec attente vers les nouveaux livres que Gide pourra nous donner. Une langue si mesurée, si claire, si aisée n'implique pas nécessairement une pensée sans trouble, mais elle suppose un calme, une maîtrise de soi, un plaisir au travail qui sont déjà une forme du bonheur. Chez ceux qui ont la passion de leur métier, c'est dans le métier même qu'il faut chercher en dernier ressort le plus certain de leur morale et de leur paix intérieure. A vouloir considérer, en dehors des œuvres qui les enveloppent, les tendances de Gide, on leur prête sans le vouloir quelque chose de tendu, de heurté, qu'elles n'ont point. Je me reprocherais cette trahison si je ne pouvais supposer, chez tous les lecteurs de cette revue, la familiarité avec des paysages pour lesquels cette analyse ne cherche qu'à dresser un plan schématique. Quelques hachures représentent une chaîne de montagnes; elles n'en disent ni la couleur, ni la lumière, ni le climat. Gide veut que l'œuvre d'art soit le dernier refuge du plaisir, et ceux qui détestent le plus sa pensée ne peuvent se défendre de goûter dans ses livres ce qu'il considère comme la lin dernière de l'art :
ordre et beauté, Luxe, cahiie et volupté.
JEAN SCHLUMBERGER
LA NUIT DES SIX JOURS
Depuis trois soirs on la voyait. Elle était seule, sauf pour les danses, qu'elle ne manquait pas mais avec le professeur ou des copines. Quand on l'invitait, elle refusait ; moi comme les autres, bien que je fusse venu pour elle, et elle le savait. Ce n'était pas son dos lacté, sa robe de jais, trem- blante pluie noire, un excès de bijoux d'onyx, dont des yeux étirés et noués aux guignes de l'oreille ; c'était plutôt son nez aplati, le bondissement de sa poitrine, son beau teint juif de vigne sulfatée, cet isolement un peu louche. Et aussi, plu- sieurs fois par soirée, de curieuses manœuvres vers le lavabo et le téléphone.
Elle payait ses consommations et non le maître d'hôtel. Elle allait des boissons courtes aux boissons longues. Ce furent, ce troisième soir, entre minuit et deux heures, deux champagnes, six anisettes et un carafon de fine 67, sans compter les cure-dents et les amandes vertes.
Elle monta au téléphone ; moi derrière elle.
« C'est Léa. Avez-vous du bon lait ? Ça roule ?... Pas de point de côté ? Il a mangé ? Ah... ? Au biberon ? »
Nous nous connûmes davantage dans le cadre du lavabo sans eau, souillé de pétales, de chalumeaux, de poupées rompues, de cocaïne, de rendez-vous et de poudre Rachel. Elle se considérait sans pitié sous la lampe jusqu'à se baiser sur les lèvres dans la glace. Sur la buée de cette haleine j'inscrivis mon cœur. Elle haussa une épaule.
Elle avait un corsage noir sur lequel des fonctionnaires chinois d'argent se consultaient au seuil d'une pagode.
LA NUIT DES SIX JOURS 57
« Rien à louer ? demandai-je^ en posant mon doigt à la porte de la pagode, chaque fois que le motif s'en répétait sur sa poitrine. Elle se redressa comme une majuscule :
— Ça vous prend souvent ?
La dame du lavabo, qui s'essuyait les mains à un pardes- sus, fit volte-face et pour moi intercéda.
— Oui, vous avez l'air d'un gentleman, dit Léa. Mais quand je suis schlass, je me trompe toujours.
Du balcon, à mi-corps hors des archets dressés, on voyait les nègres en costume de plage mastiquer à vide, trembler d'un paludisme sacré. Des iris de cuivre tordu, boutures du métro, éclairaient des paysages de Seine, non plus malme- nés par les usines, mais inondés de poésie et où des nus frileux se rinçaient. Pressés corps à corps dans la cuve des valses les danseurs talonnaient. La salle sentait le bouillon- minute, l'œuf couvi, l'aisselle et « Un jour viendra ».
— Où habitez-vous ? lui dis-je. Je vous aime. Elle ouvrit les yeux comme des œufs sur le plat.
— Tu charries ou t'as 1' béguin ?
— Les deux, comme toujours, à la fois. Elle, inévitablement :
— Il me semble vous avoir vu déjà quelque part ?
— Vous êtes ma sœur, dis-je en baisant sa robe, et indis- pensable.
Je dus lui apparaître hardi, méprisable et dénué de libre arbitre. Elle se dégagea :
— Vous avez l'air bien pressé.
— Non, mais tout ce que je fais, je le fais vite et mal, de peur de cesser trop tôt d'avoir envie.
— Il va être deux heures, il faut que je me débine.
— Pas avant que vous m'ayez dit pourquoi vous dispa- raissez à chaque instant ? Vous en vendez ?
— Pas souvent, répondit-elle.Je ne tiens pas à tirer cinq ans.
— Alors ?
— C'est pour avoir des nouvelles de mon ami, qui tra- vaille.
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— Qu'est-ce qu'il fait, votre ami ?
— Il est stayer... Un six dayman.
?
— Il court les Six Jours, quoi. Vous n'avez jamais entendu parler de Petitmathieu. D'où sortez-vous ?
D'un geste elle s'enveloppa de quatre-vingt dix-huit lapins blancs.
— Je ne fais pas veiller mon cocher. Arrêtez-moi un taxi. Direction Grenelle.
Le long d'une Seine recourbée, le compteur kilométrique battit comme un cœur fou. Des perles roses égrenées le long du Cours-la-Reine, des égouts phosphoreux, sa toux sèche, ébauches d'effusions, serments à moi-même de faire cesser les équivoques à partir du Champ-de-Mars, voitures de choux bleus.
— C'est drôle qu'on fasse surveiller la nuit par la police à cause de ses mœurs.
Grenelle. L'eau plie sous le joug du pont. Des feux rouges pour le parapet des amoureux, des feux verts pour celui des hommes d'affaires. 14 francs 25.
Moi inquiet :
— Vous habitez Paris ?
— Outil, dit-elle. Qui vous cause de chez moi ? Je vais au Vel' d'hiv pour les primes de deux heures.
* *
Un passage souterrain conduit au pesage. Tapis de « La Place Clichy » levés par les courants d'air. A mi-chemin, ce fut un tonnerre sur nos têtes. Les lattes gémirent. Puis, apparurent le cirque de bois et son couvercle de verre unis par un brouillard divisé en lumineuses sections coniques. Sous des ombrelles émaillées les lampes voltaïques suivaient la piste ; Léa se dressa sur la pointe des pieds, frigide et impériale.
— Vous voyez : jaune et noir... Les Guêpes... l'équipe
LA NUIT DES SIX JOURS 59
<ies as. Cest Van den Hoven qui est en course. On va réveiller Petitmathieu pour les primes de deux heures.
Des sifflets efBlés coupèrent le ciel. Puis il y eut quatre ■mille clameurs, de ces clameurs parisiennes, du fond de la «orge.
L'Australien tentait un lâchage. Les sprints commençaient. Plus haut que les placards de publicité, je vis les traits tirés, les yeux ardents des populaires. Un orchestre éclata. Latriche chantait. On reprit en chœur « Hardi coco ! » ce qui anima le train. Les seize coureurs repassaient^ sans un écart, toutes les vingt secondes, se surveillaient, en peloton compact.
Le pesage occupait le fond du vélodrome. A chaque extrémité les virages debout comme des murs, que les coureurs dans leur élan escaladaient jusqu'aux mots « la plus homogène des essences ». Le tableau de pointage is'anima. Des chiffres descendirent. D'autres montèrent.
— 4^ nuit. 85^ heure. 2.300 kil. 650.
— Tenez, le voilà, voilà mon chéri qui monte en selle, dit Léa.
Petitmathieu roulait tout seul encore, se dandinant, comme son maillot, jaune et noir, tout frisé, le cou sale, yeux faux de chat,
— C qu'il est bath, pour une quatrième nuit, mon gosse. Le porte- voix nickelé annonça deux primes de cent francs,
que calibra le claquement des pistolets.
— Avançons-nous, le train devient plus dur. Tenez, il nous a vus.
Il m'avait vu. Je tenais la main de Léa. Nous échan- geâmes en un éclair un regard haineux d'homme à homme.
Allongé encore en un fuseau, le bruit se faisait à chaque tour plus bref. A la cloche, ce fut comme une bille lancée et les seize hommes passèrent, projetés sur les lignes droites par les virages tordus.
— Léa, murmurai-je, si nous nous couchions en délices, comme dit ce vieux calviniste d'Agrippa d'Aubigné ? -Qu'est-ce que vous prenez le matin ?
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Les hurlements de la foule furent inhumains.
— Vous êtes louf, répondit-elle. Nous les rouler quand ce chéri est là à tourner sur bois : il me semble que je serais une maladie, un fond d'évier, de la boue, si je pen- sais à autre chose qu'à lui pendant ces six jours et ces six nuits.
A l'emballage, ils s'abattirent sur la prime comme des carpes sur un quignon, l'Italien laineux, le géant suisse, les Corses à tête de rempiles et tous les nègres parmi des Fla- mands roux.
— C'est fini : c'est pour l'Australien. La poisse ! Petit- mathieu s'est laissé enfermer, dit Léa. Il va descendre de selle, allons le voir, cet amour.
Le quartier des coureurs avait poussé au bout de la piste, au petit virage. Chaque homme disposait d'une niche en planches avec un lit de camp fermé de rideaux. On lisait en lettres au pochoir: STAND VELOX. EQUIPE PETIT- MATHIEU-VAN DEN HOVEN. Un projecteur éclairait jus- qu'au fond des cabines, permettant à la foule de ne perdre aucun des gestes de ses favoris, même au repos. Les soigneurs allaient et venaient en blouse blanche d'hôpital, parmi des bruits d'assiette, des taches de pétrole et de graisse, compo- sant des embrocations sur des chaises de jardin, avec des œufs et du camphre. Roulements démontés, cadres,- ron- delles de caoutchouc, ouates noires no)'ées dans des cuvet- tes. Petitmathieu était étendu sur le dos, les bras derrière la nuque, livrant au masseur des cuisses poilues à veines for- tes. Celui-ci les tapotait, les rendant molles comme une étoffe.
— Bibendum, permettez qu'on l'embrasse, dit Léa au manager.
Petitmathieu ouvrit l'œil.
— Ça va bien, fit-il de mauvaise humeur, et en l'écar- tant. Laisse lui faire son boulot.
— Tu n'es pas rasé, mon vilain.
LA NUIT DES SIX JOURS 6l
— Fous-moi la paix.
Il y eut un silence. Le peloton passait à la corde, nous frôlant et les ombres s'inscrivaient sur les tentes. Les jambes nues tournaient comme des mécaniques. Van den Hoven en passant nous cria :
— Vivement demain soir !
Je fis la connaissance de Petitmathieu, mais il n'eut pas Tair de me considérer comme présent. Il ronchonnait. Plus souvent qu'on lui apprendrait à se relever pour une putain de prime. Et de cent balles encore. Public de fau- chés ! Des râleux qui viennent avec leurs poules, bien heu- reux encore quand ce n'est pas pour cueillir les femmes des autres.
Ses cuisses étaient maintenant un ivoire mouillé.
— Petitmathieu, debout là dedans ! crièrent au-de«3sus des lions Peugeot, inexorables, les populaires. Mais il fit signe de la main qu'il en avait marre.
Les mécaniciens souillés, avec une barbe de cinq jours, en chemise khaki, bandaient les guidons au fil poissé, met- taient en fliisceaux les roues à vérifier, serraient un écrou.
Petitmathieu ne trouvait pas le bien-être.
— Le ventre, quand vas-tu te décider à me travailler le ventre ?
Le masseur écarta l'élastique de la culotte ; on lut au-dessous du nombril : « ^"^ régiment de. ^ouaves, V^ compa- gnie » et la devise « Tant que ça peut » ; il passa à plat la paume de sa main sur les intestins.
— Sucre-moi les fesses avec du talc.
Ceux que leur équipier venait de relayer, descendaient d-e machine pour dormir deux heures. Les managers les arrêtaient au guidon et à la selle, dénouaient leurs lanières aux pédales, transportaient avec de tendres soins ces pou- lains vers le lit.
Puis tout s'aménagea pour la nuit. Malgré le bruit, des concurrents ronflaient. D'autres le corps hors des couver- tures rigolaient de lit à lit, comme à la chambrée. On
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entendit le souffle des pompes à pneus suivi de l'échappe- ment de l'air comprimé hors des valves.
Comme un gisant, Petitmathieu se tenait toujours sur le dos les doigts ornés d'ongles carrés et noirs et de grosses bagues d'or rouge, croisés sur la poitrine. Léa s'assit à ses pieds et se mit du rose aux joues. Je m'éloignai.
Derrière la baraque, j'entendais Petitmathieu :
— J' t'avais pourtant défendu de foutre les pieds chez Maxim's pendant la course. Léa expliqua qu'elle était trop nerveuse, qu'elle ne pouvait rester chez elle. Elle ne parve- nait pas à s'endormir. Elle ne pensait qu'à lui, qu'à ses belles cuisses qui en mettaient, qu'à sa figure chérie, avec ses petits cheveux noirs frisés, sa moustache à la Chariot, sa mâchoire, ses yeux fixés au pneu d'arrière de l'en- traîneur, qu'à son chandail grenat attaché au cou par des boutons de nacre. En était-il à sa première épreuve ? N'avait-elle pas vécu au télégraphe tout le temps qu'il avait tourné à Madison Square, l'année précédente ?
Ecrasés par ces 105 heures de travail et 2.872 km. 580,- les coureurs tournaient en file indienne, au bruit argentin des billes. Un nègre était au commandement. Certains avaient mis des lunettes. Parfois l'un d'eux cre- vait ou une chaîne sautait. En hâte on réveillait son cama- rade assoupi, on l'asseyait de force sur la selle ; tout en dormant il collait au peloton. La ronde devenait monotone comme en toutes les fins de nuit, où, sauf à l'occasion d'une défaillance, personne ne songeait à « se sauver».
Léa me rejoignit au pesage.
— Cassez-vous. Sans cela il ne pourra pas s'endormir. Tout le temps il nous surveille. Cela le rend fou de savoir que je suis avec quelqu'un et qu'il ne peut pas quitter sa taule. Tant plus que la fatigue augmentera et tant plus qu'il deviendra nerveux.
Ce n'est pas qu'il vous en veuille, il vous trouve même assez gentil, bien qu'un peu demi-siphon, continus-t-elle ; mais c'est après moi qu'il en a. Il ne veut pas que j'aille
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chez Maxim 's, ni que je danse. C'est un homme à la redresse.
J'appris aussi que Petitmathieu ne lui permettait que l'Excelsior, la brasserie des coureurs, pour la correspondance et les visites. Là, il était sûr au moins de savoir, à cause des copains et des garçons de café.
J'eus beau lui promettre une surprise, un cadeau, l'hon- neur sauf, je ne pus décider Léa à venir chez moi. J'obtins seulement d'aller lui faire une visite-apéritif, le lendemain. J'avais besoin d'elle. Elle décrivait de jolies courbes grasses, et sa voix rauque, un enchantement, me ravissait. Tant de peau douce, apaisée de baumes, lavée d'onguents, tant de bijoux, de mets précieux, de teintures, de drogues, de ten- dresses, au service de ces cuisses velues, fortes, comme des bielles qui reposaient maintenant enroulées précieusement dans des couvertures. C'était tout un jeu illogique et pour- tant naturel où j'entrais en tiers, qui m'étonnait^ m'irritait, en tous cas me donnait seul la force de supporter ce moment atroce où les amateurs de nuit se voient obligés de s'avouer vaincus.
Coucher de soleil. Grenadine. L'heure était facile comme l'asphalte. Un apaisement tombait, malgré la brû- lure des amers. J'attendais Léa à la brasserie de la Porte Maillot. Elle descendit de Montmartre, en coupé de louage, vêtue d'un manteau de loutre, vers les apéritifs à l'eau.
— Cela me rappelle ma jeunesse, quand j'ai connu Petitmathieu. J'avais une chambre au mois rue des Acacias.
Mon premier mot fut pour lui demander des nouvelles de la course.
— Un peu fatigué, dit-elle. Maux de reins. Et des coli- ques. Mais l'autre équipe de tête aussi. L'Australien est amoché. Epanchement de synovie. Il laisse ça là. On a fait du sur-place toute la matinée ; du tourisme, quoi !
— Et Van den Hoven ?
— Tourne, comme un sauvage, toujours. Mais pour la
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tète, tu sais, pour la combine, il n'y est pas. C'est Biben- dum et Petitmathieu qui sont là pour un coup.
Je m'aperçus que mon plaisir de retrouver Léa n'était plus sans mélange. J'aimais ses mains plébéiennes, ses pau- pières de crêpe gris, ce cœur aride que la force magique- ment ouvrait, mais sans pouvoir oublier la lutte ronde qui continuait là-bas.
Rangées au bord du trottoir, les autos des consomma- teurs épuisaient les formes étranges. Elles étaient des canons, des yachts, des baignoires, des dirigeables. D'autres ne présentaient qu'un châssis hâtivement couvert d'une caisse à Champagne. Leurs maîtres, ces jeunes gens laqués, si beaux, qui attendent les heures derrière une glace, avenue des Champs-Elysées, dans une pièce carrelée où il n'y a qu'un palmier, un tapis de prière et un châssis nickelé. Cela rappelle les dames des bas quartiers d'Amsterdam, derrière leurs vitrines.
Entre les tables, les sommeliers volaient, tenant entre chaque doigt un apéritif noir. Des mécanos en salopette, des cyclistes avec des pneus roulés autour du corps, des pugilistes qui sortaient de chez Cuny.
Chaque homme abordait l'autre avec le geste de sa spé- cialité. Cordialement les bantams se délivraient des cro- cliets dans les côtes, les trois-quarts se plaquaient aux jambes.
Léa était toujours belle, et rebelle. Seule une cravate jaune et noir, aux couleurs de l'équipe, que j'avais achetée spécialement, l'émut. Elle avait un grand chapeau de feutre blanc piqué d'une plume de faisan et des pendants d'oreilles en filigrane qui rappelaient le Far West et les dames qui tirent derrière leur dos dans une glace. Je le lui dis. Je lui dis aussi sans ménagements que je n'étais pas un homme comme Petitmathieu avec pour devise « Tant que ça peut », que je n'avais jamais rien su vouloir six jours et six nuits de suite, que le médecin m'interdisait les bains froids, que mon cœur était une pièce détachée, que les femmes très
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maigres avec des cheveux bouclés avaient leur charme.
Elle parut, par contre, capturée quand elle sut que je connaissais les lacs italiens, l'auteur de Tipperary et que j'avais des autographes du Maréchal JofFre. Je me vantai même de posséder dans mon atelier la reproduction exacte d'une tente de chef arabe et de pouvoir lui jouer au violon les Trilles du Diable, de Tartini. Elle me regarda.
— On peut dire que vous n'êtes pas comme tout le
monde.
— Merci, Léa. Seules, les femmes vous disent de ces choses ; et pourtant c'est avec elles surtout qu'on est comme tout le monde. ,
On entendait au loin une chasse passer sous les fortifica- tions, et ce cor si mélancolique résonner sous le scenic de Luna Park qui est comme la cale d'un grand paquebot immobilisé dans un chantier en faillite.
* * *
Je dus m'avouer avec humeur en arrivant le soir même au vélodrome que je ne venais pas moins pour la course que pour Léa ; à l'affichage rien n'était changé. Mais tout de suite il y eut branle-bas. Les six coureurs tournaient en un ruban où se mêlaient le vert, le jaune, le blanc, le grenat,, l'orangé. D'une pédale souple ils usaient les planches polies par le travail, au coup de cloche surveillant les démarras;es.
Petitmathieu était en selle ; il me vit et me fit un sou- rire d'amitié de la paupière gauche ; il y eut une tentative d'échappade vers le km. 3421, à la 131^ heure.
Les balustrades gémirent sous la poussée des populaires surprises pendant le dîner, la bouche pleine.
Le nègre, le nez au guidon, partit en flèche, prit un demi-tour, maintint son avance.
Ce fut la bagarre. Ceux qui soufî"raient d'une chute, ceux qui se tenaient les reins, ceux qui avaient une roue voilée,
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tour à tour furent lâchés, bientôt doublés. Mené par Petit- mathieu, le peloton s'élançait dans le sillage du noir qui commençait à défaillir, tournait la tête ; son coéquipier dormait et ne venait pas ; la foule l'appelait à laide.
— Coco, gueule d'empeigne, à cheval !
Un garçon laissa choir un bock du premier étage. Le hall trembla sous les hurlements, les crécelles, les coups de sifflets, jusqu'à ce que le nègre se redressât, remontât les mains au haut du guidon, « vivant sur sa lancée », témoi- gnant qu'il n'en voulait plus.
Alors, j'allai au quartier des coureurs.
Petitmathieu commençait à dîner de belle façon. Débar- bouillé, rasé, beau gosse dans un peignoir de cachemire, il tenait à la main une côtelette dans laquelle il mordait. Assise sur le bord du lit, Léa le regardait mastiquer, le regard humide et soumis. Il m'offrit une tasse de Champagne et, dans une boite de dissolution, des œuf§ à la neige.
J'étais fier de connaître ce coureur, « un ténor de pédale » disait le programme. Je me prenais à avoir l'orgueil de ses jambes souples, de son endurance, de ses genoux sans bles- sure. Je lui marquai ma sympathie et l'encourageai.
— J'ai ramené la meute, expliqua-t-il simplement. Le nègre à ce train-là n'a pas tardé à être écœuré. Le tout, c'est que la chasse s'organise.
Petitmathieu m'étonnait surtout par son calme, dînant paisiblement, en bourgeois, quelques minutes après cette poursuite, entouré de ses soigneurs diligents, de sa femme aimante, calé dans des coussins, avec, au dos, un paravent à glycines qui lui taillait dans le vide une manière d'inté- rieur.
Léa lui tenait un doigt tendrement et ne disait rien. Je les aimais tous deux également. Je le leur dis.
Nous trinquâmes. Léa récita ce compliment :
A notre santé qui nous est chère à tous
et qu'on a tant besoin
parce qu'avec la santé on peut avoir de l'argent
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avec de l'argent on peut acheter du sucre avec du sucre on attrape des mouches.
Petitmathieu m'expliquait son bonheur :
— Ce qu'elle est marrante ! Avec ça, bonne fille. Et quand il faut, les petits plats, les compresses, tout le reste. Et un cocher au mois qui sonne de la trompe et qui con- naît les champignons. Pleine d'instructic^n et de conversa- tion, faisant rire en société. Pour le particulier, une peau avec des veines comme les fleuves sur les cartes de géogra- phie, une tignasse jusqu'aux talons (pas ces trois tifs qu'ont les femmes au jour d'aujourd'hui, et qui ne fiitiguent pas le peigne fin), une poitrine urf, du vrai frigorifié ; et puis se mettant au plumard avec application et n'y allant pas que d'une fesse ; se lavant les dents après les repas, prenant les asperges avec une pince exprès pour, et pas de corset :
— Vous verrez, dit-il, quand vous la connaître?: mieux. L'orchestre jouait un boston qui était des montagnes
russes. De cimes exquises, on était précipité dans les val- lées langoureuses des refrains. Des comédiens à mâchoire poudrée arrivèrent, après le théâtre. Ils voulurent danser, mais le peuple les traita de feignants, de crâneurs, de man- geurs de saucisson.
Je laissai Petitmathieu en pleine verve, amusant son public, faisant semblant d'être couché avec Léa dans sa cabine.
Je dus promettre de revenir le lendemain pour le grand coup et de passer la nuit.
# * *
Sixième nuit, 158'' heure, 3962 k. 570. Même spectacle monotone. Harassés, les écureuils dormaient en tournant ; l'un accrochait une roue et tombait, entraînant les cama- rades. On entendait des cris anglais, des jurons turcs, une clameur parfois, qu'expliquait un abandon ; puis la ronde recommençait.
68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il était très tard. Les sprints de la nuit étaient finis. Les coureurs tournaient, les mains à l'envers, pour se reposer les poignets, enveloppés dans des passe-montagnes, contre le froid nocturne.
Petitmathieu reposait dans sa cage. Van den Hoven faisait son obscure besogne de nuit, laissant à son équipier le brillant travail des dernières heures qui allait commen- cer. J'offris mes services à Bibendum, la figure déformée par la fatigue comme dans une cuiller. En bras de chemise nous mîmes un boyau au fond d'un seau pour découvrir la crevaison. Léa me surprit dans cet exercice. J'étais si occupé que je lui parlai à peine. Elle s'en plaignit. Je haussai les épaules.
Beaucoup de spectateurs passaient la nuit. Couchés sur la tache rose ou livide des journaux sportifs, des enfants dormaient. Des plantons de l'Ecole Militaire, des chauf- feurs de grande maison, des ouvriers des Moulineaux, avant l'usine, des expéditionnaires avant le bureau, des couples provinciaux en deuil, bâillaient, se tenaient éveil- lés à coups de manilles, faisaient sauter des canettes.
* *
Nous enroulant dans des couvertures, la tête sur des sacs, côte à côte, nous attendîmes le jour. Léa me prit la main.
— Quels petits os ! Je sens que je vais être « chipée pour vous », disait-elle, comme dans les fausses romances popu- laires. Vous êtes le contraire d'un recordman. Vous avez plutôt l'air d'un prêtre ou d'un chanteur comique. Vous ne causez guère, mais vous avez de la vivacité. Et puis j'ai toujours rêvé de m'intéresser à quelqu'un qui n'aurait pas beaucoup de santé. Un jeune artiste, par exemple, avec un col ouvert, des veines trop bleues et une fine barbe en pointe... Je suis à toi.
— Rien ne pouvait me faire plus de plaisir, hier encore,
LA NUIT DES SIX JOURS 69
répondis-je, en la caressant. Et peut-être demain. Mais aujourd'hui tout mon cœur est ici : je suis la proie d'une seule pensée qui est la victoire de Petitmathieu. Je ne m'ap- partiens pas ; vous non plus. Nous sommes devenus une partie du vélodrome, un instant de la course, l'attente de la victoire. Quelques heures encore, et pensez au déclic des appareils, à la foule, aux éditions spéciales, au banquet, avec des drapeaux et des députés. Nous aurons un peu contribué à gagner tout cela à notre vainqueur.
— Mon chéri, dit Léa vexée, tu as une belle âme. C'est bath ça. C'est délicat. Je t'aime plus encore.
La déception tordait ses lèvres.
Elle ne dit plus rien. Elle ferma les yeux. Puis je l'en- tendis, mais sans doute en rêve :
— Je ne sais pas comment Petitmathieu va prendre ça... A notre droite, par dessus la publicité du vernis Eternol,
par dessus le vitrage, un jour désolé apparut, salué par le piano mécanique. Je chantai :
Dans l'aube et ses draps douteux
les coqs ébréchés s'interpellent ;
reniements roses, fleurs aux poubelles.
Mon amour diminue singulièrement pendant que vous dormez.
PAUL MORAND
REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
UN LIVRE DE GUERRE
On se plaint souvent que la grande guerre n'ait pas encore produit la littérature immédiate qu'on en attendait. Il semble même, au premier abord, que nos guerres civiles aient donné davantage. Le Panama nous a laissé Leurs Figures, l'aflaire Drey- fus survit en Monsieur Bergeret à Paris. Déjà la guerre de Vendée avait été d'un meilleur rendement — pour le roman du moins — que les guerres de la Révolution et de l'Empire. Il est vrai que M. Anatole France nous promet sur la guerre un livre dans le genre de Vile des Pingouins. Mais cette Ile n'était pas du meil- leur France. La littérature de guerre a été, comme dirait M. Ferrero, une littérature de quantité plutôt qu'une littérature de qualité. On espérait mieux. Peut-être cet espoir lui-même faisait-il à son objet une mauvaise atmosphère. Il fut entendu dès le troisième jour de la mobilisation que cela allait donner de la littérature, et de la fameuse. Tel homme de lettres, mort aujourd'hui, à qui on refusait une autorisation et une automo- bile militaires pour suivre les opérations, s'écriait dans les cou- loirs du ministère : « Je vous mets sur la conscience la littéra- ture que vous étoutî'ez ! » Sur quelle conscience doit peser, et combien plus lourdement ! celle qui n'a pas été étouffée — celle de l'arrière, j'entends. Arrière ou avant, la guerre produisit une littérature hâtive à laquelle manquèrent les forces souter- raines et lentes, et qui parut née avant terme, sans le laps de temps qui lui eût fourni l'ombre, le mystère, le silence. Il est impossible à un médium de travailler utilement devant un sceptique, à plus forte raison devant un illusionniste professionnel. L'esprit, l'in-
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 7I
connu qui parle à travers les œuvres littéraires, a des délicatesses pareilles, il vient comme un voleur à l'instant où il n'est pas attendu. S'il admet d'être attendu, il ne souffre pas d'être guetté. On le guettait trop.
En le guettant on lui dictait ses formes. On n'avait pour exprimer une sensibilité nouvelle que des formes littéraires anciennes. On peut dire sans exagération que presque toute la littérature de guerre dérive de deux types : celui de Servitude et grandeur militaires et celui du roman naturaliste ; le livre de méditation morale individuelle, et la tranche de vie. Notez d'ail- leurs que ces deux types appartiennent l'un et l'autre profondé- ment à ce qu'on pourrait appeler la littérature militaire de paix. Le capitaine Renaud est un anti-Lasalle, un anti-Marbot, il exprime une destinée manquéc de soldat, comme Chatterton exprime une destinée manquée de poète, comme Alfred de Vigny exprime personnellement les deux. Le livre de Vigny est le produit naturel d'un temps où l'on ne se bat plus. Et il en est de même, à un autre point de vue, du roman naturaliste, dont le type est fourni moins par l'artificielle et consciencieuse Débâcle que par l'innombrable roman de l'intellectuel à la caserne, genre Sous-Offset Miserey. Non seulement du temps où on ne se bat pas, mais de l'homme qui ne se croit pas fait pour se bat- tre, et qui, contre le métier militaire auquel il est contraint, réa- git en décomposant les ridicules et l'automatisme que comporte ce métier comme tous les métiers, à commencer (ou à finir) par celui de romancier naturaliste. Ce roman est produit naturelle- ment par une société où tout bourgeois doit passer par la caserne ; il l'a été plus naturellement encore après la loi de 1889, et la guerre lui a donné une ampleur, une carrière, une résonance illimitées. Si M. Barbusse n'avait pas écrit le Feu, la place du Feu eût été tenue par un des nombreux romans analogues. Aucun n'était plus attendu, son lit était tout fait. Le Feu a joué dans la littérature le rôle du Peut-on dire ? dans le journalisme : l'image qui représentait la lutte héroïque de notre Gustave et de la vieille dame aux ciseaux tenait dans la vie militaire laméme place que la vignette du P^7'^Dwc/;^e dans la vie révolutionnaire. Le roman naturaliste, comme le Peut-on dire ? attestait que le soldat savait en mettre un coup, mais qu'il n'était pas là pour son plaisir, ah mais non ! et qu'il prenait figure de réclamation
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vivante et de protestation éternelle. Les soldats de Napoléon •étaient aussi des grognards, mais comme la presse libre n'avait •existé ni sous le roi, ni sous la République, ni sous l'Empereur, aucune littérature ne leur avait appris à grogner en musique, et •c'est pourquoi leur grognement n'a eu aucune expression litté- raire. En 1914 le roman naturaliste n'était nullement mort, il .avait même une académie presque à lui seul, celle de M. de Concourt ; il se montra tout de suite un peu là.
Ces deux littératures prévues ont fourni des œuvres d'un haut intérêt. On pourrait mettre sur le rayon de Servitude et grandeur militaires l'admirable Capitaine de M. Antoine Rcdicr. Peu après la guerre l'officier qui signait Jean des Vigiies-Roucrcs a publié un ^ow un chef! qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques de quartier des lycées. Et, une fois abattu le déchet de l'artificiel et du truqué, on recueillerait bien des colonnes de telle anthologie morale. Quant aux centaines de récits de la vie militaire, c'est par leur masse qu'ils valent, plutôt qu'indivi- duellement. Ils forment un tas, un bataillon. Je connais quel- ■qu'un qui, les ayant religieusement collectionnés, en a garni un réduit en forme de cagna, avec des rondins et les petites femmes d'Hérouard. Ils sont reliés en bleu horizon, et portent Jes galons rouges, argent ou or, qui indiquent le grade de leur auteur. Cela ne ferait pas mal dans la maison de M. Pierre Loti, entre le salon turc et la chambre japonaise. Heureux qui comme Ulysse...
Et pourtant il eût pu et dû sortir autre chose que ces deux types prévus. Quoi ? Il me semble que je le vois à peu près •après avoir lu V Agonie du Mont-Renaud de M. Ceorges Gaudv. S'il me fallait faire un classement des livres de guerre, donner des rangs, je crois bien que c'est celui-là que je mettrais le pre- mier. Mais il est probable que dans un jury j'appartiendrais à la minorité. Je vais donc donner mes raisons.
*
Ce n'est pas qu'on y trouve de grandes qualités littéraires. Le style est d'une correction terne, et rien ne séduit moins : peut- être M. Gaudy est-il instituteur, ou exerce-t-il une profession analogue. Ajoutons que le livre est peu vivant. L'auteur réussit
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 73
mal à mettre en pied les camarades dont il parle. Il ne sait même pas les faire parler. Les propos qu'ils tiennent sont insignifiants, précisément parce qu'ils sont vrais. Il n'y a qu'un homme de lettres qui puisse transposer la vie pour la faire paraître de la vie, et trouver l'angle de convention qui donne, dans l'optique du livre, devrais poilus. Nous avons tous fait en version latine cette vieille histoire. Un bouffon de foire imite admirablement le cri du cochon. Un paysan trouve que ce n'est pas extraordi- naire et qu'il en ferait bien autant. L'assistance murmure, fina- lement défi et rendez-vous pour le jour suivant. Le lendemain le paysan est là, le bouff'on commence, applaudi comme la veille ; son concurrent lui succède, mais la foule le couvre de huées et donne la palme au bouffon. Le paysan montre alors un porcelet qu'iltenait sous son manteau et qu'il faisait crier en lui tirant l'oreille : « Voyez quels juges vous êtes : c'est le cochon que vous sifflez. » La foule avait probablement raison. La vérité de l'art n'est pas celle de la nature. Le bouffon devait donner mieux que le cochon l'illusion d'un cochon. Il en est du livçe comme du théâtre, où la vie militaire ne pourra jamais être ren- due par un soldat, mais par un habile acteur maquillé en soldat. Il est dès lors naturel que la littérature de guerre ait été une littérature fort « civile ». M. Barbusse figurait dans son escouade comme M. Madelin au G. Q.- G. Le romancier naturaliste et l'agrégé d'histoire ont fait leur métier civil. Dans leurs livres le « civilisme », comme disait le P. Didon, coule à pleins bords. Et moi qui n'ai jamais été qu'un civil mal mobilisé, je serais bien le dernier à le leur reprocher.
Si le livre de M. Gaudy vous paraît inférieur au Feu, soyez certain que c'est le poilu que vous sifflez. De la première ligne à la dernière, voilà le livre d'un soldat, qui n'est que cela, d'un homme au sens de la terminologie militaire. Ce qui remplit d'admiration c'est moins ce qu'il dit que ce qu'il ne dit pas. L'au- teur est un caporal du 57e régiment d'infanterie. Une fait pas la moindre allusion à sa vie civile. Est-il clubmen, banquier, pro- fesseur, garçon d'hôtel, terrassier ou camelot? Nous n'avons pas à le savoir. Il est le caporal Gaudy, de la 5^ escouade de la 6« com- pagnie (capitaine Taravan) du 57^ régiment d'infanterie (colonel Bussy). Il a fait toute la guerre, en partie comme simple soldat. Il a été nommé caporal après un stage d'instruction. Cela même
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il ne le dit pas et c'est moi qui le devine en lisant entre les lignes- (a le capitaine Taravan qty fut mon chef au C. I. D. »). De sa vie militaire depuis le début de la guerre il ne nous entretient pas; à peine une allusion à sa présence à l'Yser et à Verdun. Aucun souci de se faire valoir. Aucun souci de portraicturer, avec cette ironie aimable qui est le péché mignon du Français intel- ligent, ses camarades et ses chefs. Rien de ce qui fait la raison d'être habituelle du livre de guerre. Jamais il ne serait venu à l'idée de ce caporal de mettre du noir sur du blanc si, en mars- avril 19 18, son régiment, sa compagnie, son escouade n'avaient pu se croire, sur un point, les maîtres de l'heure. A la Marne il y a eu la victoire parce que chaque homme a dit : Il faut que cela soit fait ! Le caporal, après la défense du Mont-Renaud, a écrit son livre à la suite d'un : Il faut que cela soit dit ! Et cela a été dit comme cela a été fait, la même âme circulant dans l'un et dans l'autre.
« J'ai lu, dit M. Bergson dans une des conférences de ï Energie Spirituelle, quelque part l'histoire d'un sous-lieutenant que les hasards de la bataille, la disparition de ses chefs tués ou blessés, avaient appelé à l'honneur de commander le régiment : toute sa vie il y pensa, toute sa vie il en parla, et du souvenir de ces quelques heures son existence entière resta imprégnée. » Je suis persuadé que si ce sous-lieutenant avait essayé de faire passer dans un livre ces quelques heures, il eût donné à ce sou- venir une expression aussi saisissante que le rapport, publié par Iz Nouvelle Revue Française, du commandant Jagueneaud sur le. naufrage de la Ville de Saiut-Naiaire. M. Gaudy a passé non pas quelques heures, mais plusieurs jours dans cette tension.. Le Mont-Renaud est un château sur une éminence qui, à la sortie de Noyon, se trouve en travers de la route de Compiègne à Paris. Dans la bataille décisive de mars-avril 191 8, où l'offen- sive de Ludendorf fut brisée, le Mont-Renaud servit de pivot à la ligne française. Le caporal Gaudy l'occupa, au début, avec un petit poste de cinq hommes. Le château fut détruit, et le 57« régiment aussi, pendant la bataille qui suivit, mais l'ennemi ne passa pas.
D'un bout à l'autre du livre, il n'y a pas une seule ligne qui décèle la moindre vanité. Mais on y trouve une grande, une étonnante fierté. On comprend à quel point la fierté est le
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ressort de la vraie vie militaire, la pierre d'angle qui permet dans^ une guerre comme celle-là le Civis munis erat. Etl'étymologie ne nous trompe pas, le bloc militaire doit se comprendre dans son ampleur, l'honneur militaire aussi, fierté est bien la forme fran- cisée, humanisée, de /«rocf/fl^. Fierté à' èXxo. un chti '. tnes hommes , je donne l'ordre.. . reviennent souvent, et cela, bien que d'un simple caporal, ne détone pas du tout, parce que c'est, dans les circonstances, le ressort militaire absolument nécessaire. Dans ces circonstances, la responsabilité d'un caporal, c'est-à-dire du commandement immédiatement en contact avec le soldat, de la règle de plomb qui épouse encore le contour de l'objet, n'est pas une plaisanterie. — Fierté de ses chefs, tous représentés avec un héroïsme tout intérieur, sans littérature et qui n'a rien à voir avec le geste de bronze sur une place publique ou dans les colonnes d'un journal. A Noyon, au moment où les Allemands entrent dans la ville, le caporal rencontre le général Dauvé, qui lui donne un ordre :
« li avait voulu demeurer le dernier et tous ses hommes étaient partis qu'il était resté encore, seul, près de l'ennemi. J'ai pensé à lui bien des fois et à la noblesse d'âme de tant de chefs merveilleux qui font notre gloire. Ce souvenir et beaucoup d'autres me reviennent quand j'entends mal parler de nos officiers par des individus qui ont toujours cherché les postes de tout repos. Le crapaud regarde voler l'aigle et bave dans sa fange. »
C'est la seule métaphore du livre. Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas. Mais du ridicule au sublime il y a exactement le même pas, et celui-ci notre caporal est en passe de le franchir. Cela pourrait être du Courteline. (Comme le Quil mourût ! pourrait être de Molière : Supposez Harpagon à qui on viendrait dire que son fils n'a pas pu défendre sa cassette contre trois voleurs). Laissons l'ironie baver dans sa fange, et louons même M. Gaudy de ne pas ravaler, en l'appliquant à ces individus, le nom d'embusqué, dignement porté à la Compagnie par les pionniers, les cuisiniers, le cycliste.
Enfin et surtout la fierté du numéro de son régiment. Un sentiment qui existait bien chez presque tous les soldats de la guerre, mais au fond de la conscience, et qui ne s'exprimait guère que de façon oflicielle et forcée. Ici elle apparaît, dans l'absence de littérature, avec une netteté de médaille. Ce caporal
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prend sa place, toute sa place, mais rien que sa place, une place dans le rang. Il a tenu parce que l'escouade a tenu, l'escouade a tenu parce que la compagnie a tenu. L'homme n'est rien, et il part, c'est là :
« Les assaillants de la ferme ont découvert, «dar.-, un appartement de cet immeuble, une inscription gravée en larges lettres sur le mur : « Nous n'avons plus de pain, mais nous aurons Paris. »
Si la route de la capitale emprunte la vallée de l'Oise, ce n'est pas cette semaine que les Allemands défileront sur les Champs- Elysées. Le Mont-Renaud est la porte qu'il faut enfoncer à tout prix. C'est un pivot sur lequel s'appuie la ligne française établie sur la ligne droite. Si ce point cède, il est évident que les unités qui occupent l'Arbroye et les hauteurs qui se succèdent jusqu'à Lassi- gny devront se replier, ou ne pourront tenir longtemps. Tous les efforts ennemis s'exerceront sur nous, par conséquent. Mais notre hon- neur est engagé sur ce morceau de champ. Les régiments du i^r Corps, en position sur la rive gauche, assistent à notre duel. Partout on voit flamboyer l'orage.
Partout Ton sait, et l'on dit : C'est le 57e qui tient là-bas ! »
Vous vous souvenez de cette page où Marbot raconte une mission périlleuse qu'il accomplit la lîuit, en Autriche je crois, et qu'il a reçue directement de Napoléon. La situation est com- promise, il va échouer, on lui tire des coups de fusil. La fenêtre centrale du château où se trouve l'empereur s'ouvre alors au loin toute rouge comme un point minuscule dans la nuit. C'est cette fusillade qu'on a entendue au château ; on sait que c'est sur Marbot qu'on tire et qu'il est en train de remplir, s'il le peut, sa mission. « L'Empereur et les maréchaux te regardent ! » Un courage nouveau, invincible, l'emplit, les obstacles tombent et il réussit. Voilà le haut lyrisme de la guerre, lafleur de flamme. Les exploits ne demeurent pas sans gloire au luilieu des ténèbres. . . La page du poilu du 57'-"et celle de jMarbot se répondent comme des feux dans la littérature des souvenirs militaires. Je voudrais citer l'arrivée de l'aumônier et la confession dans le château, la blessure de Biget et son retour avec sa fiche d'évacuation. Lisez-les.
* * *
Ce livre sans littérature se trouve beau exactement par les mômes lois qui font la haute beauté littéraire. L'Agonie du
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 77
Mont-Renaud c'est le Cimetière (VEylau de la littérature de guerre. Le hasard de la vie militaire a offert toute faite à M. Gaudy la situation que le génie de Victor Hugo avait su repérer dans ses souvenirs de famille. Il n'y a dans toute notre poésie que deux récits de bataille immortels : celui de Corneille dans le Cid, et, ici, celui de Hugo. Le Cimetière l'emporte proba- blement. Ce n'est pas une bataille d'ensemble, c'est un coin du champ de bataille, l'engagement d'une compagnie. Une situation comme celle de la 6" compagnie du 57^.
Nous étions les gardiens du centre, et la poignée Dlionunes sur qui la bombe, ainsi qu'une cognée Va s'acharner, et j'eusse aimé mieux être ailleurs
Les poilus du 57= eussent aussi préféré être ailleurs. Je ne crois pas qu'aucun récit mette en une lumière plus claire que celui de M. Gaudy les dessous du courage, en fasse mieux sai- sir la charpente et l'ossature. Quand il a peur et qu'il voudrait bien se mettre à l'abri, il sait simplement que ce serait un aban- don de poste, et qu'un abandon de poste cela ne badine pas. Tout simplement. II n'y a pas plus de courage militaire sans la peur du code militaire qu'il n'y a de sensibilité sans corps ; l'armée ne va pas plus sans ses lois écrites que l'Etat. Comme les poisons- dans la composition des remèdes, cette peur-là devient l'anta- goniste de la peur. Comme le garde-fou d'un pont, qui ne vous sert qu'à vous enlever l'idée que vous pourriez tomber, cette peur militaire vous enlève la peur civile, la peur humaine. Et la ten- sion extraordinaire d'un tel moment peut fort bien faire d'un sol- dat un homme littéralement sans peur.
« Le bouillon arrive ensuite. Cette eau tiède, préparée à Pajet dans une cave, est dénommée bouillon par habitude. Ensuite on nous donne des haricots. Je les mange avec les doigts, n'ayant pas de cuiller. C'est fini. Nous ue devons avoir faim que dans vingt-quatre heures.
— Je roupillerais bien ! dit Lhoumeau.
Les autres aussi dormiraient. Mais peut-on se coucher dans la vase ?
Nous restons debout, adossés à la paroi molle de la tranchée, sous- la pluie qui ruisselle. L'eau charge ma capote comme une éponge ; je la sens descendre par filets glacés le long de mon dos.
On acquiert, à force de souffrir, une indiff"érence absolue pour toute souff'rance nouvelle. Une de plus ou de moins !...
Nous sommes habitués à vivre sans sommeil, à manger quand
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c'est la mode, à grelotter dans la boue. Cette vie, qui semblerait ter- rible à des gens de l'arrière, nous en avons épuisé l'amertume. A pré- sent, on laisse faire, on se laisse aller.
Je ne suis pas davantage troublé par l'approche de cette attaque. Si ceux qui m'aiment, là-bas, pouvaient lire dans mon âme, en ce moment, ils seraient effrayés en voyant combien je suis loin d'eux. Je n'y pense même plus, à eux. Vivre ? Mourir ? Ces mots pour moi n'ont plus de sens. »
Ceux qui ont fait la guerre sentent comme tout cela est vrai, profond, nu. Voilà l'état de grâce du soldat, direct et sans littérature. Comparez-lui les trois exemples de littérature que vous avez lus cent fois, et que j'appellerai le pompier, le natu- raliste et le moral.
A vrai dire le premier n'est pas de la littérature, c'est du jour- nalisme de guerre ou de la chose officielle. Pour le pompier, le soldat, à cette heure, sent derrière lui, comme dans le Rêve de Détaille, tout le musée de l'armée, la patrie en le temps et en l'espace, Paris et sa banlieue, etc.. Quand Pétain eut défendu Verdun, on lui annonça qu'un représentant de nos plus grands quotidiens demandait à le voir. Le général ordonna en mau- gréant qu'on le fît entrer. « Qu'est-ce que vous voulez ? — Mon général, au nom de la France, permettez-moi de vous embras- ser ! ■ — Si c'est pour des sonneries (la cédille s'égara en route) fichez-moi le camp. » Le caporal Gaudy, dans sa tranchée, paraît penser, comme son chef, que l'heure n'est pas à la sonnerie.
Le naturaliste allongera en trois pages ces mots, capitaux pour lui : « On laisse faire, on se laisse aller ». Ils sont tournés chez M. Gaudy du côté de la tension, de la valeu/, de l'efficace militaire : il les retournera de l'autre côté, il mettra en lumière la misère et la brutalité de la situation. Il n'y aura plus là que de la chair à canon et de la boue qui se mêleront.
Le troisième, le moral, fera de cette tranchée le sujet d'une méditation, sur la vie, la mort, et autres grandes idées. Je ne dis pas que les diverses « méditations dans la tranchée » aient été toutes composées dans un bureau de l'arrière, mais je suis bien sûr qu'elles ont été écrites dans des secteurs calmes. Le caporal Gaudy ne médite pas. Vivre et mourir n'ont pour lui plus de sens. Et cette phrase même c'est une réflexion d'auteur qui habille la nudité morale absolue et parfaite du soldat à l'heure H.
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Comme toute la littérature de guerre appartient à ces trois types (je laisse de côté le goguenard, qui nous a donné les savoureux Mémoires d'un Rat), il n'est pas étonnant qu'elle fasse beaucoup de fatras. Ou plutôt ces trois types ont pu nous ren- dre bien des moments et des sentiments vrais, même le pre- mier, souvent très sincère, mais ils étaient incapables par défi- nition de faire voir le vainqueur dans l'acte et le moment de sa victoire. M. Gaudy me paraît l'avoir fait. Ni en 1914 ni en 1918 il n'y a eu de miracle de la Marne. Il y a eu la volonté et la raison, l'organisation militaire, qui est la poi- gnée de l'arme, aboutissant inflexiblement à la pointe, la pointe victorieuse qui tient, claire et dure, dans ce livre.
V Agonie du Ment-Renaud est un épisode de la bataille de Paris, faite de milliers d'épisodes semblables. Une bataille qui s'est terminée par la victoire comme la bataille de 187 1 s'est terminée par la défaite. Or M. Paul Gsell vient de recueillir parmi des Propos d'Anatole France, le récit d'une affaire de 1871 dans laquelle figura l'illustre Maître, alors garde national, et qui m'induit à bien des réflexions quand je la lis après V Agonie du Mont-Renaud.
« Le commandant de notre bataillon était un gros épicier de notre quartier. Il manquait d'autorité, il faut le dire, car il cherchait à ména- ger ses pratiques.
Un journous reçûmes l'ordre de participera une sortie. On nous envoya sur les bords de la Marne. Notre commandant était splendide sous son uniforme tout flambant qui n'avait jamais servi... Comme il faisait caracoler sa bête, elle se cabra de toute sa hauteur, tomba sur le dos et tua net notre commandant, en lui cassant les reins.
Nous regrettâmes peu notre chef. Nous primes le parti de nous arrêter, de rompre les rangs et de nous allonger sur l'herbe de la berge. Nous y restâmes couchés toute la matinée, puis tout l'après-midi. Au loin l'artillerie tonnait... Nous n'eûmes garde de marcher au canon.
Vers le soir, sur le chemin qui dominait la rive, nous vîmes des marins courir. Beaucoup étaient noirs de poudre. Des blessés portaient des bandages sanglants. Ces braves gens s'étaient bien battus, mais ils avaient dû céder à la mauvaise fortune.
Quelle idée nous vint ? Nous nous mîmes à crier : Vive la flotte !
Cette exclamation que les matelots jugèrent ironique, eut le don de les courroucer. Quelques-uns foncèrent sur nous baïonnette en avant. Ceci nous parut dangereux. Nous quittâmes précipitamment les ■talus gazonnés et nous gagnâmes du terrain. Comme nous étions bien
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reposés et que les poursuivants étaient accablés de fatigue, nous pûmes leur échapper sans peine.
Nous rentrâines à Paris, mais notre longue inaction nous pesait et nous avions grand'faim. Aussi n'éprouvâmes-nous aucun scrupule à piller une boulangerie que nous rencontrâmes sur notre chemin...
Telle fut notre conduite. Je ne m'en vante pas, oh 1 non, je ne m'en vante pas. Mais la vérité m'est chère et je lui rends hommage. »
Couvrons la nudité de notre père dévoilé par M. Gsell. Les petits-fils des Parisiens qui se comportèrent si mollement, en I 870, sur la Marne, se trouvèrent sur la même rivière, qua- rante-quatre et quarante-huit ans après. Ils n'étaient ni plus ni moins braves que leurs grands-pères. Ce qu'ils eurent en plus ce n'est pas la vertu propre, c'est le dressage et l'encadre- ment militaires en lesquels M. France voit le mal, et dont est rempli le livre de M. Gaudy. Aucun soldat de 1914 à 1918, racontant la guerre, heureusement ne pourra dire : « Nous prî- mes le parti de nous arrêter, de rompre les rangs... Nous n'eû- mes earde de marcher au canon. » Si tout cela eût été confié à leur libre initiative, ils eussent fait souvent comme M. Bergeret et comme les francs-archers de Bagnolet parmi lesquels il ci porta le képi. Et alors les « matinées de la villa Saïd » eussent consisté en 1914 à voir si les officiers allemands, logés dans les chambres à vitraux que nous peint M. Gsell, avaient bien tout le nécessaire, et si leurs ordonnances respectaient les bouteilles de la cave encore épargnées par la Kommendalur. Mais les soldats n'avaient pas de parti à prendre, et ne votaient pas à mains levées pour savoir s'il fallait marcher au canon. Le militarisme sévissait dans toute son horreur. Quand un commandant avait les reins cassés, on n'était pas débarrassé pour cela de l'en- geance des galonnés, un capitaine prenait le commandement du bataillon, et si les quatre capitaines et tous les ofticiers étaient tués, cela pouvait finir par un sergent, peut-être aussi mal em- bouché que celui qui voyait l'honneur de la mère de M. Roux entaché par l'inhabileté de son fils sur le terrain de manœuvre, mais fort utile pour barrer avec une unité bien groupée le che- min que suivait un ennemi curieux de mettre dans sa soupe les légumes du jardin d'Epicure. Ce qui a failli nous vaincre en 1914, c'est une armée admirablement organisée. Ce qui a vaincu celte armée, ce n'est pas des soldats plus braves que les siens, c'est
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE . 8l
une armée encore mieux organisée, un commandement dont les échelons, du généralissime au caporal, étaient plus souplement solidaires. La valeur d'une armée, comme celle de tout ce qui existe, n'est pas faite de son énergie potentielle, mais de son énergie utilisable, et la discipline, le commandement, conver- tissent seuls son énergie potentielle en énergie utilisable. D'elle-même, toute énergie utilisable se dégrade en énergie potentielle, et les physiciens nous enseignent qu'en cela con- sistera la mort de l'univers. Si nous considérons une armée comme un système clos, le roman naturaliste, le Feu ou la Débâcle, éprouvent et nous font éprouver la pente de cette dégra- dation de l'énergie, mettent en lumière et en valeur ce qui rend possible la transformation d'une unité organisée en le troupeau couché que nous étale le France de M. Gsell. Et c'est la direction la plus naturelle du roman professionnel, qui trouve dans le natu- ralisme sa pente de facilité. N'ayant que la « vie » à la bouche, il ne peut peindre de la vie que ce qui anticipe la mort. La vie, M. Bergson l'a largement enseigné, remonte au contraire cette pente. L'organisation transforme l'énergie potentielle en éner- gie utilisable. Et aucune organisation n'y arrive de manière plus saisissante, plus efficace que l'organisation militaire. Un général ne doit considérer les hommes que comme des éléments d'unités, des signes dans des combinaisons. Il est en bien plus mauvaise posture qu'un caporal pour rendre dans un livre cette vivante énergie militaire, pour la faire voir sur le point même où elle agit, pour la faire sentir à son maximum de tension et de concentration, comme cette page attribuée M. France nous la fait connaître dans sa détente et sa dégradation absolues. Aussi rien dans l'abondante littérature d'Etat-Major ou de G. Q.. G. ne me paraît valoir ce récit d'un caporal. <( La plus sale situa- lion de l'armée », dit-on communément, et avec raison, puisque le caporal n'a que des responsabilités sans avantages matériels. Mais la plus belle situation pour vivre de toute la vie de l'armée, puisque le caporal n'est pas chef vivant en chef, mais chef vivant en soldat, c'est-à-dire connaissant les deux côtés de la médaille. Seul un caporal pouvait peut-être frapper cette médaille à deux faces.
ALBERT THIBAUDET
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CHRONIQUE DRAMATIQUE
Théâtre Edouard MI : Jacqueline, comédie en 3 actes^ de M. Sacha Guitry, d'après une nouvelle de M. Henri Du- vernois.
Odéom : Louis XI, curieux homme, pièce en 6 tableaux, de M. Paul Fort.
Théâtre des Arts : Le Cousin de Valparaiso, comédie en 3 actes, de MM. J. F. Fonson et Jean Kolb.
Variétés : La Revue des Fariétés, de MM. Rip et Régis Gi- gnoux.
Allons ! décidons-nous. II le faut. Ecrivons une chronique dramatique. Une de plus après tant d'autres ! Le tout est de s'y mettre. Le reste, ensuite, viendra tout seul. On se demande^ sans doute, la raison de ce début, qui paraîtra singulier, peut- être ? C'est bien simple : je m'exhorte, je me pousse, je m'en- courage. Je ne sais pas si vous êtes comme moi. Cela se peut. Je ne me crois pas unique. Le contraire aussi se peut. Ce n'est peut-être qu'une bizarrerie de mon caractère. Cette bizarrerie c'est ceci : j'ai toujours plus envie de faire autre chose que la chose que j'ai à faire et ce qu'il faut que je néglige a pour moi plus d'attrait que ce dont je m'occupe. J'ai depuis quelque temps différents travaux à mener de pair : un long récit que je donne par fragments à une revue, une rubrique que je devrais tenir au moins une fois par mois dans une autre revue, enfin cette chronique dramatique que j'ai reprise ici, et si je l'ai reprise c'est bien tout de même que cela m'a plu. Eh ! bien, ces travaux mettent dans mon esprit une fantaisie dont je ne sais trop si elle est enviable. Il est une de ces trois occupations que je préfère absolument aux deux autres. Seulement, ne
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me demandez pas laquelle. Je ne le sais pas moi-même. Cela dépend des jours. Cela dépend surtout de celle dont je suis obligé de m'occuper. Mon long récit m'intéresse. J'y parle de moi, de ma famille : trois ou quatre personnes assez drôles, des gens que j'ai connus quand j'étais enfant. C'est un sujet qui m'amuse. Je me plains toujours de ne pouvoir y travailler comme je le voudrais. Le loisir m'en est-il donné ou faut-il enfin que je m'y décide parce que le jour est arrivé ? Aussitôt je pense au plaisir que j'aurais à écrire une chronique drama- tique, à célébrer les mérites de tel auteur et de sa pièce qui m'a fait passer une si remarquable soirée, pendant laquelle je maudissais le théâtre à le voir sous cet aspect. Naturellement, le jour arrive de l'écrire à son tour, cette chronique dramatique. Alors, l'ennui que j'ai subi au théâtre se répand à l'avance sur tout ce que je dois écrire. Au diable l'auteur et sa pièce et même les compliments que des gens du même talent en ont faits ! Je pense combien il me serait plus agréable d'écrire une Ga- zette, sur un sujet qui me plairait, à ma guise, libre de me laisser aller au gré de mon caprice, sans être limité dans mon sujet, sans avoir à rendre compte de quoi que ce soit, ni porter aucun jugement, libre en un mot d'écrire uniquement pour mon plaisir. Et quand enfin je m'y décide, à écrire une Gazette, vous croyez que je suis satisfait ? Hélas ! c'est mal me con- naître, c'est mal connaître le démon qui m'anime et cette humeur jamais la même qui est la mienne. A ce moment-là, c'est mon récit qui m'occupe l'esprit, c'est cela seul qui existe pour moi, c'est à cela que je voudrais travailler, et ma Gazette ne me dit plus rien, et, comme rien ne me force, je passe ma soirée à rêver au lieu d'écrire. Je suis là ce que j'ai toujours été, ce que je suis encore, et pour tout : mobile, instable, distrait, incertain, jamais content de rien. Je regrette ce que je n'ai plus, je désire ce que je n'ai pas, ce que j'ai m'est indiffé- rent. Beaumarchais avait raison : posséder n'est rien, c'est jouir -qui est tout. J'aurai beaucoup joui, par le désir plus que par la possession. De même, je n'aurai pas écrit bien des choses, pou;r avoir épuisé à y rêver le plaisir qu'elles me donnaient. Vous voyez que j'ai raison de m'exhorter, de me pousser, de m'encou- rager, puisque, devant écrire cette chronique dramatique, j'aurais bien plus envie d'écrire autre chose. Ecrivons-la, cependant.
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Les gens qui discutent le talent de M. Sacha Guitry^ comme auteur dramatique auront-ils changé d'avis après avoir vu Jac- ijueline ? Ils le traitent souvent d'amuseur superficiel. Sans doute, il a écrit quelques petites choses rapides et un peu lâchées qui souftVent difficilement qu'on les revoie. Mais comment peut-on nier le très grand talent de l'auteur dramatique qui ■nous a donné Jean de La Fontaine, Debiirau, Le Veilleur de nuit, et cette petite merveille d'émotion et de vérité : les deux cou- verts ? M. Sacha Guitry n'a pas seulement de l'esprit, ce qui serait déjà beaucoup. Et quand je parle d'esprit, je ne parle pas seulement de l'esprit de saillies ou de reparties. Je veux dire qu'il a encore l'esprit de ne pas prêcher ni moraliser et de ne pas tomber dans toutes les niaiseries de cette époque. Il a éga- lement à un très haut degré le don du naturel, de la simpli- cité, de la vérité, une grande finesse d'observation, tout cela nullement dénué d'une sensibilité qui se cache et ne se montre ■que pour rire d'elle-même. Quand tant d'autres auteurs, qui pourtant se croient bien supérieurs à lui, parce qu'ils sont graves et compliqués, ne savent que nous ennuyer avec leur phraséologie artificielle et leurs sujets inventés, lui toujours nous amuse, nous intéresse et nous touche souvent, avec des tableaux et un dialogue qui sont pris dans la vie même. Je ne le -connais pas. Je ne lui ai jamais parlé. Je me suis même dérobé ^devant l'invitation à faire sa connaissance. Je suis sauvage, timide. Les gens que je ne connais pas me glacent, m'ôtent tous mes moyens. Quand je me trouve devant eux, obligé de parler, je sens que j'ai l'air bête, et c'est un air que je préfère qu'on ne me voie pas. Je suis de même avec les gens que je connais et que je n'ai pas vus depuis longtemps : je préfère ne pas les voir. J'aurais trop de choses à dire et à entendre. Cela m'ennuierait. Quand il m'arrive de les rencontrer dans une rue, vivement, si je le peux, je prends une autre rue pour les éviter. Quel besoin d'ailleurs de connaître les gens ? On se fait très bien d'eux une idée sans cela. Je connais tous les dons de M. Sacha Guitry. Je devine un rapport parfait entre sa per- sonne et ses travaux. Cela me suffit, et à lui aussi, je pense. Si tout le monde était comme moi, que d'importuns en moins i Je continuerai à me contenter de le regarder avec un certain air quand il m'arrive de le rencontrer, sans qu'il se doute qu'il m'a
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devant lui. Une seule fois, j'ai failli lui parler, à la première de Pasteur. Il était à côté de moi dans une baignoire. J'avais envie de me montrer, de me présenter moi-même, et de lui dire, comme je le pensais : « Eh ! bien, vous avez fait, cette fois-ci, ime bien fichue chose. Je ne vous en fais vraiment pas com- pliment. » Il est probable que nous en aurions ri tous les deux. Comme on le voit, pour un écrivain, je suis original au moins dans mon caractère. Je laisse à d'autres, plu;:, favorisés, comme Madame Aurel, par exemple, de l'être dans ce qu'ils écrivent et d'être si quelconques dans leur personne.
Pour la première fois, je crois, M. Sacha Guitry, avec Jacqueline, nous a donné une pièce dont le sujet n'est pas proprement de lui. Il a porté au théâtre une nouvelle de M. Henri Duvernois : Morte la bête... parue dans le premier volume des Œuvres libres. On connaît M. Henri Duvernois. C'est un conteur de grand talent. Il n'est pas un conte, une nouvelle de lui qui n'ait son intérêt, qui ne donne du plaisir à lire, qui n'ait, bien mieux, ce mérite qui compte en littéra- ture : être de lui, être du Duvernois, et non pas quelque chose de ressemblant à la production courante. Je mettrai à côté de lui M. Frédéric Boutet, également écrivain de contes et de nouvelles, dans lesquels il y a toujours quelque chose, un détail d'analyse, d'observation, de vérité ou d'émotion^ qui retient^ amuse, émeut ou fait rêver. J'ajouterai, en ce qui concerne M. Henri Duvernois, que sa philosophie litté- raire, le domaine de ses idées, non seulement n'est pas médio- cre et froid comme chez beaucoup d'autres conteurs, mais au contraire a toujours de la générosité, de la bonté, de l'élé- vation, sensible et humaine, faite tout ensemble d'intelligence et d'indulgence. J'ai la faiblesse d'être intéressé par cela aussi. Dirai-je encore, avec ma manie de considérer les hommes autant que leurs œuvres, que l'homme, chez M. Henri Duver- nois, paraît valoir l'écrivain, discret et eiîacé comme il est, au contraire de tant de cabotins et cabotines littéraires qui se mani- festent à chaque instant et, jugeant qu'on n'imprime pas assez leur nom, l'écrivent eux-mêmes dans tous les endroits qu'ils peuvent trouver. Je m'attends bien à surprendre en écrivant tout ce qui précède. Je n'ai pas l'habitude de faire ainsi des compliments. Il paraît que je suis généralement méchant.
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moqueur, dénigreur, tournant tout en caricature, toujours porté aux critiques les plus vives. On assure même que cela tient chez moi aux motifs les plus flatteurs : je suis envieux, jaloux, aigri, sans respect pour rien, j'ai de petites vengeances à exercer, je me paie de mes déceptions, je n'écris ainsi que par dépit. Un jour, je suis allé entendre réciter des vers de quel- ques-unes de nos muses. Je n'ai pas trouvé ces vers très poé- tiques et je l'ai dit. Sait-on la raison qu'a inventée Madame Au- rel, que j'avais célébrée elle-même comme la muse de l'amphi- gouri ? Celle-ci : ne pouvant rien obtenir des femmes, je me vengeais en les attaquant. Elle n'oubliait qu'un petit détail. On donnait, en eiïet, le même jour, un petit drame de Madame Ra- childe qui ne m'avait pas déplu et dont j'avais dit du bien. Du moment que j'égratignais parce qu'on m'avait évincé, si je faisais des compliments.... On en a bien ri au Mercure. Madame Aurel prétend aussi que si je parle si souvent de sa personne, c'est par dépit de n'être jamais invité chez elle. Là, c'est ma vanité qui est en jeu. On a un salon, on ne m'in- vite pas, — moi qui ne vais nulle part ! — donc, je critique. De quoi se plaint-elle ? Je ne manque pas une occasion de le dire : elle est unique. Elle écrit comme personne n'a jamais écrit. Elle a recréé la syntaxe et donné un sens nouveau à tous les mots. Molière n'a pas peint une femme savante ni une précieuse ridicule plus réussie. Elle sait très bien que malgré ses livres, ses articles, ses réceptions, ses conférences et ses notes à tous les journaux, elle est très peu connue. Je travaille à sa réputation, en parlant d'elle ! Préférait-elle que je me moque d'elle, comme font certaines gens qui passent leur temps à lui donner des surnoms, dont le dernier : La Femme à bardes, pour sa ménagerie de poètes, est peut-être le meilleur? Enfin, dernier exemple, dans un portrait d'ailleurs merveilleusement iait sinon exact, le directeur d'une jeune revue a exprimé récemment cette opinion que pour persifler ainsi sans cesse je devais être diminué dans mon être physique. Bossu, proba- blement ? Il est vrai qu'au lieu d'une diminution, ce serait plutôt là une augmentation. Tous ces gens sont bien drôles. On ne peut écrire, à les entendre, sans arrière-pensée : ressen- timent ou intérêt. Je ne serais donc pas étonné, devant le bien que je dis aujourd'hui de M. Henri Duvernois, qu'oa
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me suppose un calcul intéressé au moins littérairement. Que M. Henri Duvernois, lui tout au moins, se rassure. Je n'ai rien à lui demander. Je ne songe pas du tout qu'il est un des directeurs des Œuvres libres et je ne le flatte pas en vue de lui porter un manuscrit. Je n'ai pas de manuscrit. J'ai dit que je suis changeant dans mon travail et qu'il suflit que j'aie à écrire une chose pour m'intéresser bien plus à une autre. J'ajoute à cela de manquer complètement de patience et d'assiduité. Un roman ! même une simple nouvelle ! J'admire les gens qui écrivent de ces choses. J'admire encore plus ceux qui peuvent passer un an ou deux à écrire un livre de deux ou trois cents pages. Comment font-ils ? Comment peuvent-ils s'intéresser pendant si longtemps au même sujet ? n'en être pas fatigués, lassés, distraits ? Certes, j'aime écrire. Je crois même que je n'aime que cela au monde, — avec le plaisir de ne rien faire, de rêver, seul, silencieux, assis dans un bon fauteuil. Mais quoi que j'écrive, et si fort que cela me plaise, quand j'ai atteint quinze pages de mon écriture, qui équivalent à peu près à quinze pages de cette revue, il ne faut pas m'en demander plus, que j'aie fini ou non. Mon entrain est à bout, j'ai déjà commencé à penser à autre chose, l'intérêt est épuisé pour moi, j'ai besoin de changer, et plutôt que de poursuivre si je n'ai pas fini, je tourne court, je termine au petit bonheur, laissant au lecteur, si j'en ai un, le soin de s'imaginer à sa guise ce qui aurait dû suivre. Je n'ai donc rien à proposer à M. Henri Duvernois. Pourquoi j'ai parlé de lui comme je l'ai fait plus haut ? Mon Dieu ! c'est bien simple. C'est pour la même raison que tout ce que j'écris. Je connais, pour avoir vu ses manuscrits et ses épreuves, la façon d'écrire qu'avait Paul Adam, et, je le disais de son vivant, je le tiens pour un sot littéraire, ampoulé, fumeux et illisible. Je lisais, ces jours-ci, sur son compte, des articles dithyrambiques qui me faisaient bien rire. Cet homme qui demandait, au début de la guerre, qu'on formât une légion de tous les civils décorés de la Légion d'honneur ! On mesure la niaiserie d'un homme, à une telle idée. Il m'arrive quelque- fois d'ouvrir les romans de M. Paul Bourget, petits, prétentieux, niais. On n'est pas plus comique par le sérieux guindé et l'air grand monde que ce penseur et ce moraliste. J'ai horreur de Flaubert, que je ne puis lire, qui me fait pitié pour son artisterie
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de style, sa rhétorique déclamatoire, et je le tiens sur ce point pour le contraire du véritable écrivain. C'est de lui, après Jean-Jacques et Chateaubriand, que nous vient toute la mau- vaise littérature d'aujourd'hui. Que sont-ils, eux et bien d'autres, à côté de l'écrivain admirable comme sensibilité, intelligence supérieure, spontanéité de l'expression, liberté morale la plus complète, que je ne nommerai pas et qui m'a donné de si vifs plaisirs que je voudrais être seul à le connaître ? Il m'arrive de dire et d'écrire ces choses, comme j'en dis et écris bien d'autres. Pourquoi ? Par plaisir, d'abord, c'est le premier point et le plus important pour moi. Ensuite, parce que je le pense. Et je me retiens d'ajouter: parce que c'est vrai. Je me moque bien, après cela, de ce qu'on peiit dire de moi, en bien ou en mal. Je profite de l'occasion pour l'apprendre à ces mes- sieurs et dames qui me prêtent de si jolis mobiles pour les petites choses que j'écris. Je n'ai qu'un nuage à mon ciel, c'est que je voudrais bien avoir du talent et que, souvent, je ne m'en trouve guère.
Mais je reviens à la Jacqueline de M. Sacha Guitry. Je vous ai parlé du grand talent de M. Henri Duvernois. L'idée maî- tresse de la pièce lui revient, puisqu'elle n'est que la mise à la scène de sa nouvelle. Pourtant lisez Morte la héte... étaliez voir Jacqueline. Vous verrez le merveilleux travail dramatique de M. Sacha Guitry et si les gens qui le jugent seulement sur ses côtés d'amuseur sont dans le vrai. Ce n'est pas trop dire qu'il a encore augmenté les mérites et l'intérêt de la nouvelle. Si rare est le fait, les œuvres littéraires portées à la scène s'en trouvant généralement diminuées, qu'il vaut d'être signalé, M. Sacha Guitry a resserré, condensé, écrit un dialogue extrê- inement plein et bref et atteint par là à une force d'impression étonnante. Par exemple, le personnage de Jacqueline ne paraît pas. C'est un personnage dont il est seulement question dans la pièce, dont parlent les autres personnages, rien de plus. Mais la manière dont ils en parlent est si vivante, si pénétrante, que pendant toute la partie du premier acte qu'il est question d'elle, jusqu'au moment qu'on apprend qu'elle est morte, on s'attend à la voir entrer en scène et prendre part à l'action comme les autres. Même les modifications, les changements qu'a apportés M. Sacha Guitry ont servi l'intérêt de la pièce. Un des person-
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nages, Vincelon, dans la nouvelle de M. Henri Duvernols, est employé de ministère. Dans Jacqueline, il est peintre. Etant peintre, il parle de son art. J'en appelle à ceux qui l'ont entendu. Il n'est pas de mots plus délicieux, plus sensibles, plus vrais, d'un artiste sur son art, avec ses scrupules, ses hésitations, ses doutes, ses illusions, et la distance qui sépare la réalisation de la conception. Ce changement a fourni en outre à M. Sacha Guitry un élément très dramatique, quand le mari de Jacque- line, devant son portrait, oeuvre de Vincelon, étrangle, pour la venger, la femme qui l'a tuée. Sans doute, cette fin de la pièce, — la même que dans la nouvelle, — peut sembler un peu mélodramatique. Sans doute aussi, le personnage princi- pal, après le changement qui s'est fait en lui depuis la mort de Jacqueline et sous l'effet des réflexions qu'il a faites sur ses torts de mari, peut sembler manquer à ses sentiments de pardon en tuant ainsi à son tour. Mais on peut répondre à cela que, brutal et violent foncièrement, le changement n'a pas pu modifier bien profondément son caractère, et que celui-ci réveillé pur le cha- grin et la provocation, il est revenu tout à coup à sa vraie nature. Ce sont d'ailleurs là des détails sans importance dans cette œuvre pleine des sentiments les plus vrais et les plus tou- chants, exprimés dans un style admirable de brièveté et de sim- plicité, et dont la force d'impression sur le spectateur est très grande, sans rien qui sorte de la vraisemblance. L'interpréta- tion est hors de pair, avec M. Lucien Guitry, M. Berthier et Madame Yvonne Printemps, à qui je finirai par trouver encore plus de talent dans les rôles difficiles que dans les petits rôles simplement amusants.
J'en suis désolé pour M. Paul Fort, mais j'ai rarement vu une pièce plus ennuyeuse que son Louis XI, pourtant « curieux homme ». On se demande en vain la signification de ces tableaux sans lien entre eux. On se demande même, car c'est, pour par- tie, de l'histoire de France, et si loin de nous qu'on l'a tout à fait oubliée, ce que sont, par rapport les uns aux autres, chacun de ces personnages qu'on entend discourir. C'est aussi de la poésie, paraît-il ? Je ne l'ai vue, pour ma part, cette poésie, à aucun endroit de la pièce. Tout cela m'a paru verbeux, terne^ déclamatoire inutilement, et incohérent. La vérité manque, et la fantaisie est médiocre. J'ai lu dans quelques journaux des
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•éloges attendrissants sur une certaine petite ballade délicieuse •du Petit Louis XI qu'un acteur dit au premier tableau. J'ai bien vu un acteur qui avait l'air de réciter quelque chose à des com- parses assemblés autour de lui, mais il se tortillait si bien en récitant, sans doute pour se mettre d'accord avec le maniérisme •de son texte, que je n'en ai pas entendu une syllabe. Il faut attendre toute une soirée, c'est long ! le sixième et dernier tableau de cette pièce pour voir et entendre quelque chose qui semble enfin avoir un peu de sens. Encore est-il joué le plus •déplorablement du monde, comme beaucoup d'autres parties de l'œuvre. Je ne me doutais pas que M. Duard, que je rencontre souvent et qui a l'air si simple, pouvait être à ce point uncomé- ■dien déclamatoire, emphatique et puéril, et d'un vieux jeu à rendre jaloux M. Raphaël Duflos lui-même. Je connais M. Dau- villier depuis longtemps et je ne me suis pas étonné de le voir ridicule une fois de plus. On ne peut d'ailleurs retenir de toute l'interprétation que M. Chambreuil, un comédien de grand talent et qui a été, comme à son habitude, remarquable dans un rôle, — mauvais, ■ — de duc de Bourgogne dont je ne sais guère, je l'avoue, et je ne chercherai pas à le savoir, ni l'importance et le rôle exact dans la pièce, ni ce qu'il est par rapport aux autres personnages. Louis XI curieux homme, sons le rapport des décors et des costumes, a été monté à l'Odéon fastueusement. Pour parler comme Shakespeare, qui n'a rien à voir dans cette affaire, -c'est là beaucoup de bruit pour rien.
M. François Fonson, l'auteur dramatique belge, dont on a joué plusieurs pièces avec grand succès, a donné au Théâtre des Arts, en collaboration avec M. Jean Kolb, une nouveaiité : Le Cousin de Valparaiso. Le premier acte est charmant de bonho- mie, de finesse, d'observation, avec le ton comique le plus juste. La suite est malheureusement insignifiante, dans son assemblage de lieux communs dramatiques.
Aux Variétés, La Revue des Variétés, de MM. Rip et Régis <jignoux, a des parties amusantes, comme toutes les revues. On y voit M. Signoret, qui est un fantaisiste de grand style. Une «cène nous montre La Fontaine, revenu au milieu de nous, et ayant refait ses fables selon la morale de notre époque. Auquel des deux auteurs appartient cela ? Je veux dire lequel des deux
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l'a trouvé et écrit ? Il y a là autant d'esprit que de finesse dans la satire légère.
Je ne suis pas très fort en fait de Cubistes et de Dadaïstes. Ce qu'ils font est fort loin de mes goûts, je ne saurais rien en •dire de précis etje ne sais même par trop si je ne les confonds pas les uns avec les autres. Je lis cependant quelquefois les feuilles que ces messieurs publient et )'y trouve souvent des choses qui ne me déplaisent pas, hardies, originales, quel- quefois même pleines de bon sens. Vous penserez comme moi, j'en suis sûr, en lisant ces quelques pensées ou apho- rismes, comme vous voudrez, que j'ai relevés au cours de mes lectures.
Ceci, de M. Erik Satie : « Toute ma jeunesse on me disait : Vous verrez, quand vous aurez cinquante ans. J'ai cinquante ans. Je n'ai rien vu. »
Ceci, de je ne sais qui : « Si vous voulez avoir des idées pro- pres, changez-en comme de chemises. »
Ceci encore, également de je ne sais qui : « Les hommes cou- verts de croix font penser à un cimetière. »
Bien des gens qui disent pis que pendre des Cubistes et des Dadaïstes n'ont rien écrit qui vaille une seule de ces petites -choses. J'ai tenu à vous les faire connaître pour mettre un peu d'esprit dans cette chronique.
MAURICE BOISSARD
NOTES
LITTÉRATURE GÉNÉRALE
LES PROPOS D'ANATOLE FRANCE, par Paul Gseîî (Grasset).
Il n'est personne, en France et à l'étranger, qui n'ait reconnu que le prix Nobel a été décerné cette année au plus grand écri- vain français d'aujourd'hui. M. Anatole France est entouré d'une vénération à laquelle les Propos que publie M. Gsell n'ajouteront pas grand'chose. Il y a moins à glaner dans ces entretiens que dans ceux que le même auteur nous rapportait de Rodin ; les matinées de la villa Saïd ne laissent pas beaucoup plus de matière aux Eckermann bénévoles qu'autrefois les diners Magny. A moins que M. Gsell ne soit un pince-sans- rire,.. Alphonse Allais écrivait parfois des A la manière de Sarcey, que nous rappellent curieusement tels propos de M. Bergeret :
Si les Bretons comprenaient notre langue je crois qu'ils accepte- raient facilement le collectivisme. Ils y sont préparés par la pratique des biens communaux, qui sont nombreux chez eux, comme dans tous les pays pauvres... Par malheur nous n'avons pas d'orateurs sachant leur patois.
L'alcoolisme aussi leur est funeste.
Ce qui est certain, c'est que durant mon dernier séjour à Quibe- ron, ils m'ont paru fort arriérés.
Ils n'appliquent aucune des nouvelles méthodes de pêche. C'est au petit bonheur qu'ils vont à la rencontre du poisson.
Ce qui m'a confirmé dans mon jugement défavorable sur leur intelligence, c'est une conversation que j'ai saisie entre deux Bre- tonnes.
J'arrête ma citation, car ici M. Bergeret retrouve un char- mant sourire, et cette conversation l'induit en des jugements
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de haute philosophie sur l'amour. Nous mettrons donc le livre de M. Gsell non à côté du Journal des Concourt, mais tout près des Mémorables de Xénophon et des Vies de Diogène Laërce. L'un et l'autre sont sévèrement jugés à cause de l'insigni- fiance (?) des propos qu'ils nous rapportent l'un de Socrate et l'autre de Diogène le Cynique. Excellente raison pour croire que ces propos sont vrais. Les entretiens de M, Bergeret, s'ils eussent été recueillis par M. Goubin, eussent comporté fort peu de substantifique moelle. Il fallait Platon à Socrate et M. France à
M. Bergeret. albert thibaudet
* * *
LE PASSAGE DE L'AISNE, par Emile Ckrmont. (Les Cahiers Verts, Grasset).
Je me demande si M. Daniel Halévy en publiant ce cinquième Cahier Vert s'est rendu compte de l'arme qu'il pourrait devenir entre les mains d'antimilitaristes intelligents. Jamais encore acte d'accusation plus écrasant n'avait été dressé contre l'impéritie et la sottise du commandement français de 19 14 que ce récit, rédigé sur l'ordre de son colonel par le sergent (ou le sous-lieu- tenant) Emile Clermont, du passage de l'Aisne et des combats soutenus sur le plateau de Nouvron par le 238^ d'infanterie, entre le 13 et le 21 septembre 19 14.
Les « directives » données à Clermont par son chef de corps sont évidentes dès les premières pages : mettre en valeur la con- duite du régiment et de son commandant au cours de ces dures journées, et aussi rejeter sur le Général de Division toute la res- ponsabilité des lourdes pertes subies parle 238^.
Faire traverser l'Aisne en plein jour à tout un régiment, sous les vues et le canon de l'ennemi, sans nécessité pressante, au lieu d'attendre la nuit ; emprunter à un colonel une compagnie sans lui dire ce qu'on en veut faire ; enlever les trois-quarts de sa troupe à un capitaine qui part à la contre-attaque sans môme l'en prévenir, voilà de quoi convaincre en effet ce général d'in- capacité notoire et d'affolement caractérisé.
Mais que dire de la façon de manœuvrer du chef de corps, des chefs de bataillon et de compagnie dont Clermont a mission de chanter les louanges ? Que dire de ce chef de corps qui, à proximité de l'ennemi, au lieu de largement articuler ses troupes,
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traîne après soi en un seul bloc tout son régiment, le rassemble en masse aux endroits les plus propres à attirer les obus (une ferme occupée par des batteries françaises en action, un parc de château, etc.). Et la manière dont les compagnies marchent au combat a de quoi scandaliser le plus jeunet des petits aspirants de 1918. Et l'entassement des effectifs dans les tranchées à rai- son d'un homme par cinquante centimètres courant ! Et le mépris de toutes les règles du service de sûreté en station qui prescrivait une ligne de surveillance nettement différenciée de la ligne de résistance !
Je ne crois pas qu'un seul vétéran de l'armée Maunouryetde l'armée Franchet d'Espérey, qui bordaient l'Aisne en sep- tembre 14, puisse lire les pages de Clermont sans revivre tous ses accablements et toutes ses colères d'alors devant les bouche- ries inutiles qui se succédaient.
Le Passage de l'Aisne a un autre intérêt, intérêt de premier ordre pour l'historien qui fut en son temps soldat. C'est, à ma connaissance, le seul récit organique, cohérent et complet d'un combat de 1914. I! est l'œuvre d'un universitaire rompu aux. disciplines de l'histoire, d'un romancier et d'un psychologue de- grande classe, et enfin d'un acteur. Ce récit est-il vraiment com- plet, est-il seulement exact ? Aucun combattant sincère ne l'ad- mettra. Cet échec d'un Clermont a une importance énorme, car il semble bien qu'on puisse en conclure l'impossibilité d'écrire des récits de batailles. On analyse, on étudie un combat, on ne le raconte pas.
Emile Clermont a, pour composer son récit, apparemment utilisé plusieurs sources très différentes : d'abord sa mémoire et son carnet de route ; en second lieu, le carnet d'ordres reçus et donnés par son chef de corps, le journal de marche du régiment, les situations-rapports, peut-être quelques comptes-rendus de chefs de bataillon, de compagnie ou de section, des motifs de citation ; en troisième et dernier lieu, les témoignages oraux et peut-être écrits de soldats et d'officiers ayant pris part aux combats. Il avait donc puisé à toutes les meilleures sources et aux seules directes. Et cependant son récit n'est pas véridique.
C'est que le combat est un agglomérat d'infiniment petits, qu'on reste impuissant à dénombrer. La mort d'un agent de liaison suffit à entraîner un désastre ou une victoire. Clermont
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le sait : au^jsi son récit abonde-t-il en traits relatifs aux agents- de liaison. Sans doute est-il complet sur ce chapitre, et c'est le seul oii il soit loisible de l'être, car les avatars des porteurs d'or- dre, qui circulent d'un échelon de commandement à un autre^ sont toujours connus et gardés aux archives.
Mais sur l'évolution et l'issue du combat combien d'autres- « infiniment petits » influent autant que les porteurs d'ordres l Et ce sont précisément ceux-là qui sont au cœur du combat, qui forment le tissu même du combat et qu'on ne peut atteindre. On ne peut les atteindre pour toutes sortes de raisons : parfois parce que les acteurs sont morts ; parfois parce que les comptes- rendus sont truqués, souvent parce que les acteurs eux-mêmes ont accompli sans s'en apercevoir un acte décisif.
Il faudrait des pages pour démontrer l'invraisemblance de- bien des détails du combat du 20 septembre tel que le rapporte Clermont. Constatons simplement qu'on y use de la baïonnette- d'une façon bien continue et qu'on y agit avec une continuité surprenante, alors que les hôpitaux ont soigné un nombre insi- gnifiant de blessures par arme blanche et qu'un combat se compose surtout pour la troupe d'interminables attentes.
La narration d'Emile Clermont n'en est pas moins de premier ordre. Pour chaque phase, il définit les quatre éléments essen- tiels : le terrain, l'état-major, les officiers de troupe, les soldats.. Et s'il ne parvient pas à conter le combat, il en fournit l'atmos- phère. Son Pfli,ya^f t/f /'^^w/t' est un document psychologique d'une vérité totale sur l'état d'âme des chefs et de la troupe après- la Marne.
Quant au style, il est parfait de simplicité, de netteté et d'ai- sance. Son grand air de ressemblance avec celui des Mémoires de Marbot surprend : il serait curieux de savoir si Clermont a pratiqué Marbot avant de rédiger son récit, ou bien s'il n'y a là que rencontre fortuite. benjamin crémieux
... MAIS L'ART EST DIFFICILE (IP série), ^^r Jacques Bouleiiger (Plon-Nourrit).
K Comme une fable est plus intéressante que sa morale, en critique les considérants sont plus intéressants que la sentence », déclare M. Jacques Boulenger dans sa préface, page xii. Décla-
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ration assez décourageante puisqu'il ne la formule qu'après avoir proclamé l'impuissance scientifique, dogmatique et histo- rique de la critique. Empirisme et impressionnisme, voilà, selon lui, son seul lot, et le goût, son unique pierre de touche.
S'il fallait donner un sous-titre à l'ouvrage de M. Boulenger, on choisirait donc volontiers celui de « Considérations critiques » plutôt que celui de « Jugements critiques ». Ce n'est pas que M. Boulenger craigne de conclure ou d'afficher préférences et antipathies, mais c'est qu'il a avant tout le souci de mettre en équation chaque problème et d'en examiner toutes les solu- tions possibles, et non point seulement celle qui lui paraît la meilleure ou la plus élégante. (D'où parfois un manque de concision, mais peut-être inévitable.)
C'est, dans chacune de ses études, à une discussion loyale, nourrie, d'une entière bonne foi que M. Boulenger nous convie. Il fournit en faveur de l'écrivain qu'il n'aime pas et que nous chérissons des arguments auxquels nous n'avions pas songé, et inversement, il signale chez celui qu'il aime des faiblesses que nous, qui ne l'aimons point, n'avions pas aperçues. Jamais chez lui ne se rencontrent cette malveillance, ce mépris à peine déguisé ou cette rosserie qui nous gâtent certaines pages cri- tiques de Lemaître et rnême de France. L'ironie en critique est une arme délo5'ale.
Le second mérite de M. Boulenger, dont la culture a de pro- fondes racines dans le passé national, est de situer les œuvres qu'il étudie dans une tradition, d'en démêler les tenants et aboutissants. Façon polie de montrer le manque d'originalité de la plupart, sans doute, mais plus encore souci de montrer la continuité de toutes les belles traditions littéraires françaises et de combattre ceux qui prétendent ne conserver qu'une ou deux ou trois de ces traditions et condamner les autres sans appel.
Un troisième mérite de M. Boulenger, c'est le courage avec lequel il affronte les grandes discussions « de base », si l'on peut dire : problème du style, stendhalisme, dandysme, natu- ralisme, etc.. Il s'y montre excellent.
M. Boulenger a bien fait de préciser ses préférences littéraires et de dérouler tout au long ses théories sur l'art d'écrire. On souhaite à présent lui voir appliquer sa lucidité, sa finesse et
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son art dialectique à des sujets moins « de tout repos », à l'étude d'œuvres et d'hommes nouveaux. Débrouiller le chaos actuel de la littérature, et, parmi les grands talents qui se font jour, discerner les stériles et les féconds, voilà une tâche digne de M. Boulenger. . benjamin crémieux
* *
VIES IMAGINAIRES, par Marcel Schwo^ (Grès).
J'aime que Marcel Schwob écrive : « L'Art ne désire que l'unique ». La vie d'un héros me touche davantage si j'en con- nais un détail singulier plutôt que les grands événements qui la composent. L'attitude de Jeanne d'Arc sur le bûcher, celle de Napoléon à Sainte-Hélène ne m'intéressent pas et je ne m'en souviens plus, mais je n'ai pas oublié que « Scaliger frémissait à l'aspect du cresson » quoique je ne sache plus aujourd'hui oii j'ai pu lire cette belle phrase. Je sais que l'assassin Burger ôta son chapeau devant les restes de sa victime enterrés au pied d'un arbre du bois de Clamart et je ne me rappelle p.<s sans intérêt qu'un oncle de mon père rechercha le mouvement per- pétuel.
L'œuvre de Marcel Schwob n'est pas une annexe du Musée Grévin. Empédocle, Crates, Paolo Uccello, le Capitaine Kicl. ces mannequins ne sont pas morts et nous les voyons aux pri- ses avec les difficultés de la vie. Une biographie de Marcel Schwob possède pour moi les mêmes qualités d'évocation qu'un haï-kaï d'un poète japonais ou d'un poète français, Jean Paul- han, Paul Eluard. Ce livre procure une volupté de l'esprit qui, pour être solitaire et un peu artificielle, n'en est pas moins
douce. GEORGES GABORY
LA POÉSIE
ADONIS, par Jean de La Fontaine, avec une introduction de Paul Valéry (Au Masque d'or).
Sous le titre général de « Florilège Français », M. J. L. Vau- doyer se propose de publier des oeuvres littéraires appartenant aux quatre derniers siècles, chacune d'elles étant accompagnée d'un essai dû à la plume d'un écrivain contemporain, Le pre- mier volume de cette collection est \' Adonis de La Fontaine, au
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sujet duquel M. Paul Valéry a écrit quelque trente pages d'une prose délicieuse, parfaitement digne des beaux vers qui vien- nent ensuite. Avant d'aborder le commentaire d'Adonis, l'au- teur du Cimetière marin déiinit la condition du véritable poète, laquelle ne saurait être l'état de rêve.
« Je n'y vois, écrit-il, que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice. Celui qui veut écrire son rêve doit être infini- ment éveillé Qui dit exactitude et style, invoque le contraire du
songe ; et qui les rencontre dans un ouvrage doit supposer dans son auteur toute la peine et tout le temps qu'il lui fallut pour s'opposer à la dissipation permanente des pensées. »
Cette juste remarque n'est pas seulement le résultat d'une spé- culation critique : elle est encore le fruit de l'expérience de M. Paul Valéry, dont l'œuvre tout entière est une longue méditation, poursuivie tantôt dans la sérénité, tantôt dans l'an- goisse, de ce qu'Edgar Poe appelait la genèse du poème. Sentir n'est rien, pour l'artiste, sans la mémoire ; et le don poétique est une spécialisation de la mémoire. « S'opposer à la dissipa- tion des pensées.... dit M. Valéry, ...changer ce qui passe en ce qui subsiste », et Montaigne : « Le travail est à l'accouchement et non à la création. » C'est une vue de simple bon sens, et Saint-Marc Girardin, qui se faisait gloire de cette humble vertu intellectuelle pour laquelle les romantiques affichèrent un dédain profond, a fort bien marqué « l'intervalle inconcevable », comme dit M. Valéry, qui sépare la conception de l'expression :
« Quand l'auteur est face à face avec son idée encore pure et vierge, c'est alors vraiment qu'il jouit du commerce des dieux ; il n'a eu encore ni les embarras ni les gênes de l'expression... L'idée n'est pour lui qu'une inspiration et qu'une émotion intime. Mais bientôt il veut mettre au dehors ce qu'il a au dedans de lui-même ; il veut faire sortir de son front cette minerve conçue dans son cerveau... Alors commence la lutte contre le style et contre les mots. Il veut exprimer son émotion telle qu'elle est ; il ne le peut. Ce qui était si pur et si beau comme inspiration encore indistincte et confuse, d'abord s'obscurcit comme pensée, puis enfin, comme phrase, s'évanouit. Il avait du génie au fond du cerveau ; sur le papier, il n'est plus qu'un sot...
... Ainsi, par cette disproportion entre la pensée et le terme, entre l'image qui brille, vraie et pure, dans le cerveau, et l'image terne et
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obscure qui pâlit sur le papier, le public n'a jamais que le quart ou la moitié de la poésie que nos poètes ont dans leur génie ; ils gardent toujours, quoique malgré eux, une bonne partie de leur secret. »
Qu'on veuille bien excuser cette longue citation en faveur de la clarté dans laquelle le problème qui nous occupe se trouve placé. Au fond, avec mille nuances délicates, avec les images les plus heureuses, et surtout l'accent émouvant de l'expérience personnelle, M. Paul Valéry, dans la première partie de son discours ne dit guère autre chose que cela.
Il s'agit maintenant de déterminer le mode d'expression. Malgré toutes les précautions oratoires et tout le soin qu'il prend de ne pas heurter ceux qui réduisent les règles prosodi- ques « à l'observance des lois naturelles de l'âme et de l'ouïe », M. Valéry décide en faveur des règles anciennes. Son choix, à ce qu'il paraît, ne s'est pas fixé par caprice : ce fut mariage de raison ; la passion n'est venue qu'après comme une grâce méri- tée. Nos pères estimaient fort, dit-on, de telles alliances, et fondaient volontiers des espoirs sur les fruits d'aussi sages amours. M. Valéry fait du reste la part belle à « lu liberté ». Elle est si séduisante, concède-t-il ; « elle l'est particulièrement pour les poètes. » Au vrai, la liberté prosodique flatte surtout leur vanité, chacun étant assez enclins à faire « de son oreille et de son coeur un diapason et une horloge universels », à ne suivre d'autres lois que celles qu'il déduit de ses propres erre- ments.
Observons toutefois que l'anarchie prosodique a peu d'adeptes déclarés. Tout poète se flatte d'obéir à des lois, des lois faites à son usage, sur mesure, mais enfin des lois. Nul ne se fait gloire d'être un fol ou un insouciant, tout de même que les peintres, après avoir oublié, négligé ou rejeté toutes les règles com.munes, s'évertuent à la recherche de nouvelles disciplines !
Mais M. Valéry, s'adressant aux partisans de cette prétendue liberté, ne songe qu'aux poètes. Avec une ironie secrète, qui a bien du charme, il vise au point sensible et feint de s'intéresser à leur gloire. Ne risquent-ils pas, en inventant une règle qui leur soit personnelle, « d'être mal entendus, mal lus, mal décla- més » ? Aussi tâche-t-il à leur montrer l'avantage de l'ancienne prosodie dont l'arbitraire, à son avis, n'est pas plus grand que
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celui du langage. Et M. Valéry de pousser son apologie du vers régulier ; j'oserai dire qu'il la pousse trop loin et dans une direction quelque peu hasardeuse. Cette loi « assez insen- sée, toujours dure, parfois atroce », est-il vrai qu'elle soit arbi- traire à ce point ? Ou plutôt la prosodie de Malherbe n'est-elle pas l'aboutissement logique d'une longue évolution conforme au génie de la langue ? Voit-on que cette évolution ait été marquée seulement par l'établissement de contraintes nou- velles ? Tout au contraire. Le langage poétique, au début du xvir siècle, est infiniment plus libre, moins gêné dans des tourments artificiels que deux siècles auparavant. A la vérité, les règles de la prosodie classique sont les vraies lois naturelles de notre langue poétique, non pas sorties du cerveau d'un législateur (Boileau lui-même n'a fait que rédiger le code du meilleur usage poétique en son temps), mais découvertes progressivement et adaptées aux changements de la langue vulgaire. Leur fixité n'est qu'apparente et leurs exigences mêmes n'ont rien d'inhumain. M. Paul Valéry n'est pas de cet avis : « Les exigences d'une stricte prosodie, écrit-il, sont l'artifice qui confère au langage naturel les qualités d'une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n'étaient pas à demi-insensées, et qu'elles n'excitassent pas notre révolte, elles seraient radicalement absur- des. »
Pourquoi donc ? Encore une fois, et M. Valér\' lui-même le note ailleurs, elles n'excitent que la révolte de l'orgueil, alors qu'au contraire la raison et la sensibilité d'un vrai poète s'en accommodent fort bien. Au xv^ siècle, les rhétoriqueurs imagi- nèrent des obligations factices qui dans leur infinie complication. constituaient en effet la plus conventionnelle des disciplines, celle-là même qui, beaucoup plus justement que la prosodie traditionnelle, mériterait d'être comparée par M. Valéry aux règles du jeu d'échecs. Encore faudrait-il démontrer que les dites règles ne sont pas le fruit d'améliorations successives- apportées à un jeu plus rudimentaire, comme on a vu de nos jours le bridge dériver du whist, puis le bridge primitif engen- drer le bridge aux enchères, puis le bridge « opposition », par le bridge u au plafond », en attendant quelque complication nouvelle toujours possible, puisqu'il s'agit bien, en l'espèce, de
NOTES 10 1
constructions arbitraires '. A la vérité, le génie d'une langue est une contrainte invisible plus générale, qui embrasse et limite toutes les autres ; quand l'imagination des législateurs ou la présomption des poètes rebelles s'aventure au-delà, elle se perd dans le néant des systèmes gratuits.
Mais sans doute M. Paul Valéry n'est-il pas, au fond, très éloigné de cette manière de voir. S'il s'est efforcé de justifier la prosodie traditionnelle par d'autres raisons que celles qu'on met -en avant d'habitude, c'est peut-être qu'il a craint, en prenant ces dernières à son compte, de piquer trop mollement l'attention des esprits prévenus en faveur de la nouveauté et qu'on ne con- vainct guère sans les déconcerter d'abord.
Ce qu'il avance touchant l'heureux effet d'une discipline acceptée nous remet en mémoire le vers de La Motte, que le poète des Odes et du Serpent aurait mauvaise grâce à renier :
Dans la contrainte ri^^oiireuse Où l'esprit semble resserre, Il acquiert cette force heureuse Qui l'élève au plus haut degré. Telle dans les canaux, pressée Avec plus de force élancée, L'onde s'élève dans les airs...
Certes, le poète qui suit la règle classique ne peut pas tout dire, mais tout n'a pas besoin d'être dit et la plus stricte con- trainte offre bien moins de dangers que la faculté de tout dire. 'Nul ne saurait se flatter de nous rendre la sensation dans sa fraîcheur originelle, de transporter la nature telle quelle dans une œuvre d'art, sans tomber dans un réalisme ou dans un impressionnisme qui n'ont bientôt plus rien d'humain. La poé- sie, comme la peinture, est art d'imitation, et de même que le plaisir de l'imitation est plus vif quand celle-ci est obtenue par les moyens les plus imprévus, ainsi le plaisir d'une expression achevée est le plus délicat et surtout le plus durable. L'art suprême est justement de ressusciter dans l'esprit du lecteur cette féerie intérieure de la conception qu'il faut bien renoncer à projeter telle quelle sur le papier.
I . Encore les habiles au bridge sont-ils fondés à penser que leur jeu favori a aussi son génie propre.
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Aussi bien, quand M. Paul Valéry nous entraîne à sa suite dans « l'arcane de la génération des poèmes », on ne saurait souhaiter guide plus subtil ; et pour quiconque se plaît à médi- ter sur « l'acte même des muses », c'est un enchantement que cette promenade au labyrinthe d'Apollon.
Ayant ainsi disposé le lecteur à mieux entendre le poème de La Fontaine, M. Paul Valéry en entreprend la lecture commen- tée. Ici aucune réserve n'est de mise ; il faut rendre les armes à tant de sagacité dans la dilection, à tant de clairvoyance dans l'amour. Voici une remarque qui avait déjà été faite, mais non pas avec la même netteté : « Dans les vers, tout ce qui est nécessaire à dire est presque impossible à bien dire. » D'où la nécessité d'écrire des vers plats. C'est à quoi se refusait Mal- larmé, c'est à quoi M. Valéry lui-même ne se résigne qu'à son corps défendant. Mais il y viendra. Il y viendra parce qu'il a quelque chose à dire, et qu'il nourrit des pensées complexes qui veulent être expliquées, élucidées, enchaînées. C'est là qu'in- tervient l'art des transitions, le plus délicat de tous, selon Boi- leau, qui reprochait à La Bruyère d'en avoir éludé la difficulté ; un art oii La Fontaine excella, et dont il a donné maint exemple étonnant dans ces Contes dont M. Paul Valéry fait trop bon mar- ché. Pour aimer Adonis, faut-il mépriser hCotiiiisane amoureuse et refuser d'admettre plusieui's genres de poésie, entre l'expres- sion lyrique toute pure et le discours didactique ? M. Paul Valéry trouve admirable « l'attaque » de la partie finale, la plainte funèbre de Vénus. Jamais l'art des vers ne fut poussé plus loin.
Préte^-moi des soupirs, ô vents, qui sur vos ailes Portâtes à Vénus de si irisles nouvelles...
De pareilles beautés décourageraient d'écrire si l'on ne les oubliait, ou si l'habitude n'en émoussait l'éclat. Mais cette tran- sition pleine d'énergie et de grâce est d'autant plus frappante que les précédentes étaient plus simples :
Enfin pour divertir l'ennui qui le possède...
ou encore celle-ci :
// est temps dépenser aux funestes moments On la triste Vénus doit quitter son aniani...
que M. Valéry semble trouver trop prosaïque, poussé peut-être
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en l'occurrence par quelque dépit secret de ce que La Fontaine ne soit pas suffisamment sensible à ces tortures nobles éternelles qui sont pour le poète de la Jeune Parque le prix de sa fidélité aux disciplines classiques.
Martyr docile, innocent condamné Dont la ferveur attise le supplice,
tel nous apparaît M. Paul Valéry. La Fontaine porte plus allègrement ses chaînes. Aussi ces deux captifs ressemblent-ils à ceux de Michel-Ange, que l'auteur d'Adonis a dépeint (dans une lettre à sa femme) :
L'un toutefois de son destin soupire. L'antre paraît un peu moins mutiné. Heureux captifs. . .
Oui, heureux captifs ! et l'on conçoit qu^e M. Paul Valéry ait, malgré tout, préféré son esclavage, quitte à en exagérer un peu les rigueurs, à cette liberté dont il a vu d'autres poètes, ses contemporains, tirer tant de vanité et si peu de bénéfice. Sans doute, dans sa dévotion à la muse régulière, il entre un grain de masochisme. Mais il sait bien et il laisse clairement entendre, avec cette décence noble qui donne tant de prix à sa pensée et à son verbe, qu'il a choisi la meilleure part.
ROGER ALLARD
LE ROMAN
BATOUALA, par René Maran (Albin Michel).
Le Prix Concourt vient d'être attribué à cet ouvrage. Les membres de l'Académie ont eu quelque mal à se départager et seule la voix du Président que les statuts déclarent prépondé- rante, a pu faire pencher la balance en sa faveur. La Cavalière Eisa de notre collaborateur Pierre Mac Orlan et VEpithalanie de Jacques Chardonne lui firent en effet longtemps contrepoids et obtinrent tour à tour chacun cinq voix.
*
Batouala, nègre congolais, s'éveille dans sa case, s'étire, se lève, se gratte, sort dans le brouillard, rentre, fume sa pipe, déjeune servi par Yassiguindja, qui est l'une de ses neuf épouses, cherche les chiques entre ses doigts de pieds, puis, vers midi, monte sur la colline et invite à coups de tams-tams les popula-
Î04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAIS
îions environnantes à la prochaine fête de la circoncision. Pendant son absence, arrive chez lui Bissibingui, le Don Juan de la tribu. Il a déjà trompé Batouala avec huit de ses femmes. Quant à Yassiguindja, la neuvième, elle n'attend que « l'occa- sion favorable pour manifester à ce dernier la haine qu'elle a de lui ». Mais Batouala est jaloux, contrairement aux autres
îîegres.
Le possesseur habituel, nous apprend M. Maran, si on use de son bien, il suffit qu'on le dédomm;ige en poules, en cabris ou en pagnes du préjudice causé. Et tout est pour le mieux.
Malheureusement, il fallait prévoir qu'il n'en serait pas de même avec Batouala. Jaloux, vindicatif et violent, on pouvait être sûr que, malgré la coutunie, il n'hésiterait pas à supprimer ceux qui passeraient sur ses terres. Yassiguindja... était fixée sur ce point.
Pourquoi Batouala n'a-t-il pas sur ce point la même insrou- ciance que les autres Congolais ? M. Maran ne nous le dit pas.
Suit la description de la fête de la ganza ou circoncision. Fête obscène et volontiers sanglante. Le père de Batouala meurt d'y avoir bu trop de Pernod. On l'enterre selon les rites. Yassi- guindja accusée de l'avoir tué en lui jetant un sort propose à Bissibingui de fuir avec lui. Bissibingui temporise jusqu'après la saison des chasses. Il espère pendant une chasse tuer Batouala d'un coup de sagaie. Batouala nourrit le même projet. Le feu €st mis à la brousse : la chasse bat plein ; une sagaie frôle le corps de Bissibingui. C'est Batouala qui l'avait lancée. Une panthère jaillit de la brousse et ouvre d'un coup de patte le ■ventre de Batouala qui en meurt huit jours plus tard. Yassi- guindja et Bissibingui se marieront.
Pendant les fêtes de la ganza et les préparatifs de la chasse, les Noirs parlent entre eux des Blancs et se racontent des légendes. Le récit est encadré de descriptions du pays Con- golais.
Tel est, en cent cinquante petites pages, le « véritable roman nègre » promis à la page de garde, la « succession d'eaux-fortes » qu'annonce la préface et où M. René Maran « a poussé la cons- cience objective jusqu'à supprimer des réflexions que l'on aurait pu lui attribuer. »
Entre tous les sujets de « véritables romans nègres » qui s'offraient à lui : roman du clan primitif et de ses luttes intes-
NOTES 105
îines ; roman des rapports entre Noirs et Blancs ; roman du mulâtre ; roman du nègre instruit et civilisé ; roman du fonc- tionnaire indigène, etc., M. Maran a choisi d'écrire le roman psychologique du nègre encore sauvage, de noter le défilé des pensées, images, désirs, sentiments dans son âme fruste. Il a remarquablement réussi dans ses deux premiers chapitres, véri- tables monologues intérieurs de son héros. Mais il n'a pas eu le même bonheur dans la suite de son récit.
Ce roman de la jalousie qui ressemble, quant au lond, à n'importe quelle histoire d'apache ou de vendetta corse, pour- quoi l'avoir traité si la jalousie est un sentiment exceptionnel chez les nègres Congolais ?
Mais ce sujet d'exception une fois admis, les détails de l'aven- ture, la logique sentimentale et le jeu d'idées des héros vont-ils être typiquement nègres ? On attendait dans les palabres et les dialogues des personnages quelque chose d'un peu semblable à ce qu'on rencontrait par exemple dans les Hain-Teny nierinas traduits par Jean Paulhan : des associations d'idées surprenantes, cette navette continuelle entre le plan du fabuleux et celui du réel, des procédés cérébraux et verbaux vraiment africains.
Onomatopées mises à part (il est vrai qu'elles foisonnent), Batouala pense et discourt de la façon la plus européenne qui soit :
« Je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des blancs. Je leur reproche surtout leur duplicité... II y a une trentaine de lunes, notre caoutchouc, on l'achetait encore à raison de trois francs le kilo. Sans ombre d'explication, du jour au lendemain, la même quantité de banga ne nous a plus été payée que quinze sous. »
Et que dire de ce récit de la mort du chasseur Coquelin par Bissibingui :
Il fit un écart pour éviter l'énorme bête, l'évita, prit du champ, épaula de nouveau son fusil, appuya sur la gâchette... Tac ! un raté.
Et un peu plus loin :
Lorsqu'il reprit ses sens, mon Coquelin, toujours absolument seul, se semait faible, ah ! si faible...
Ce « tac ! un raté » et ce « faible, ah ! si faible » ne sentent-ils pas davantage la fréquentation de M. René Maizeroy que celle de la brousse équatoriale.
I06 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il y a pourtant un grand souci d'exotisme dans ce livre : mais il se limite presque uniquement à l'emploi de vocables nègres ^ Un lexique à la fin du volume ne serait pas inutile. Une phrase comme celle-ci : « les sons discordants des balafons et des koundés s'unissaient au tam-tam des li'nghas » peut évoquer une musique barbare. Mais un cliquetis de syllabes incompré- sibles, s'il peut suggérer quelques grossières images auditives, ne pourra en aucun cas suggérer d'images visuelles. « Ils avaient quitté leur kagas, leur brousse, leurs patas-patas boueux, n'en dit pas plus en vérité que « ils avaient quitté leur brousse. » Et qu'est-ce qu'un ciel « couleur de latérite » ?
Imagine-t-on un auteur français situant un roman en Alle- magne et écrivant : « Un Kalb se mit à meugler. Une Fliege bourdonnait. Un Hund aboyait, etc.. » ? M. Maran écrit : « léhé, les m'balas, il n'est plus temps de barrir ! Vous, les- voungbas, vous feriez bien de ne plus afïouiller vos bauges,. d'un groin vorace !.., Gogouas, enfuyez-vous en meuglant,, etc.. »
Veut-on maintenant une idée du français tel que l'écrit M. Maran ?
Et d'avance des Européens que je viserai, je les sais si lâches que je suis sûr que pas un n'osera me donner le plus léger démenti. — Si l'inintelligence caractérisait le nègre, il n'y aurait que fort peu d'Européens. — Et produisent les arbres un frisseus de mille feuilles mouillées. » — « Un brusque mépris haussa ses épaules. — Trop haut est le ciel dont semble l'azur incolore à force de lumière ! — Allez vers où des fumées noirâtres n'annoncent pas que le feu dévore la brousse. »
Par son style, Balouala est peut-être un « véritable roman
nègre ». ^
*
LES HOMMES ABANDONNÉS, par Georges Duhamel (Mercure de France).
Avec ce dernier recueil de nouvelles, Georges Duhamel prend décidément figure de Maupassantdel'unanimisme. Ce que Mau- passant fit pour l'esthétique de Croisset et de Médan, Duhamel est en train de le réaliser pour l'esthétique de l'Abbaye : il ia rend accessible au grand public ; sans en rien renoncer, il sert
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d'intermédiaire entre le lecteur moyen et ses camarades d'École. Après l'avoir lu, on peut aborder de plain-pied Puissances de Paris ou Un Etre en marche de Jules Romains, et on goûte mieux certaines œuvres « à côté » de l'unanimisme, celles de Pierre Hamp par- exemple ou de Jean-Richard Bloch.
C'est que les récits de Duhamel ont la belle humeur, la fran- che carrure, l'allure entraînante, bref l'abord facile qui captive et retient le public.
La sensibilité nuancée et volontiers généralisatrice, la bonho- mie à la fois railleuse et attendrie, toute la grande camaraderie humaine, tout l'optimisme quand même de Civilisation et de Vie des Martyrs se retrouvent dans les huit récits dont se com- posent Les hommes abandonnés, et l'on s'aperçoit une fois de plus que le sens de la camaraderie est le fond même de l'unanimisme de Duhamel, mais il y a, dans ce nouveau livre, un effort plus net pour représenter des groupes et analyser les rapports entre collectivités et individus.
En sous-titre, Duhamel aurait pu écrire : « Huit exercices sur des thèmes unanimistes. » Ces thèmes méritent qu'on les énu- mère et qu'on s'arrête un instant à les examiner. Premier thème (JLc Voiiurier) : étude de l'inflMence occulte de la pensée du groupe sur l'individu. Développement : un homme qui vit honnête et paisible est, sans qu'il s'en doute, tenu pour uo assassin dans un village qu'il a habité autrefois ; cette opinion collective est si forte 'qu'elle finit par faire de lui sans raison aucune un meurtrier ; c'est une sorte d'envoûtement social. Deuxième thème qui est la contre-partie exacte du précédent (Nouvelle Rencontre de Salavin) : étude de l'influence occulte delà pensée de l'individu sur le groupe. Développement : un homme souhaite si fort la mort d'un autre homme et l'amour d'une femme que l'un et l'autre surviennent brusquement et sans rai- son apparente. Ces deux premiers thèmes relèvent d'un mysti- cisme unanimiste sans restriction. Aussi Duhamel a-t-il soin de faire toutes ses réserves, dans le premier cas, sur le récit de son Voiturier et dans le deuxième, de nous avertir que son héros a simplement rêvé.
Troisième thème (On ne saurait tout dire) : vie d'un groupe d'amis dans une circonstance donnée. Quatrième thème (L'Epave') : vie d'un groupe social — un village — dans une
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-circonstance donnée. Cinquième thème (Origine et Prospérité ■des Singes) : naissance et développement d'une légende privée de tout fondement historique.
Sixième thème (^L'Expédition) : étude de la résistance d'un groupe aux contingences, de sa capacité à vivre la vie qu'il s'est prescrite sans que rien l'en détourne. Développement : un juge de paix, un docteur et des étudiants en goguette ne se laissent pas distraire de leur joie par un meurtre qui les oblige pourtant à une descente de justice et à une autopsie ; l'existence ■du groupe joyeux ne se laisse entamer ni par les détails maca- bres, ni par le sort d'un malheureux, accusé à tort et à moitié lynché par les paysans ; né pour boire et pour rire, le groupe achève sa soirée en buvant et riant.
Septième thème (La Chambre de l'Horloge) : confrontation d'un individu avec un groupe qui lui est totalement étranger, dans l'espèce d'un enfant avec un asile de vieillards. Huitième thème (Le Bengali) : confrontation encore de deux individus avec une ville inconnue et avec les divertissements de cette ville qui se changent pour eux en pitié et en tristesse, tant il est vrai qu'on ne peut se divertir qu'à l'intérieur et selon les modes de son propre groupe.
Que devient la réalité dans des récits systématisés de la sorte ? Sauf peut-être dans la Chambre de l'Horloge ou le Ben- gali, elle est sinon absente, du moins tellement déformée qu'on hésite à la reconnaître. Il n'y a